Un impératif pour 2030: relever le niveau technique de l’Etat
Aux Etats-Unis, le US Digital Service offre un modèle intéressant, à base d'autonomie, de délégation et de dérogations salariales, mais tellement loin de ce qui est acceptable en France...
Il manque une brique au grand plan d’innovation France 2030 présenté par Emmanuel Macron le 12 octobre. Non seulement la France a besoin d’un écosystème privé bien plus dynamique, mais l’Etat lui-même doit relever son niveau de compétence technique. Il en a besoin pour stimuler l’effort d’innovation, diriger plus efficacement les aides, ou encore adresser les questions de régulation en matière de technologie. Celle-ci est aujourd’hui circonscrite au coup de massue des amendes —méthode toujours spectaculaire et immensément populaire— mais qui n’apporte pas la réponse systémique nécessaire. Or, mettre en œuvre cette approche nécessite de se doter de talents qui n’existent pas au niveau décisionnaire dans l’appareil d’Etat.
Ce qu’avait mis en œuvre l’administration Obama en 2014 est un excellent exemple d’un mode opératoire efficace, avec des impacts tangibles et mesurables.
Dans sa frénésie de dynamitage systématique des acquis de la présidence démocrate, Donald Trump a discrètement épargné une agence fédérale peu connue : le United States Digital Service. C’est Jared Kushner qui avait soufflé à son beau-père de ne pas toucher à ce service qui a permis des économies colossales sur les dépenses publiques. L’anecdote m’a été racontée par Matt Cutts, qui fut l’administrateur du USDS, pendant cinq ans.
Cutts a rejoint le service en 2016, après 17 ans passés chez Google, où il avait développé toutes les fonctions anti-spam, anti-pornographie de la firme, déposant au passage une douzaine de brevets.
La mission du USDS est de s’attaquer aux dépenses d’IT des services du gouvernement les plus importants pour l’économie comme par exemple les paiements du système de santé public qui, bien que squelettique comparé au nôtre, pèsent pour 4,5% du PIB américain. Ou encore le ministère de la Défense connu pour son insondable gabegie.
Il y a deux ans, en une seule réunion devenue célèbre, le USDS a fait économiser 98% des 100 millions de dollars que l’administration des anciens combattants s’apprêtait à débourser pour moderniser son informatique. Au lieu d’un processus de commande publique antédiluvien, habitué à répartir les contrats entre les grands fournisseurs du Pentagone, le USDS a décidé, après un bref tour du marché, de mettre l’infrastructure de la Veteran Administration chez AWS, le cloud géant Amazon.
Selon Matt Cutts, deux éléments ont joué un rôle essentiel dans l’efficacité de ce commando de 180 personnes capable de bouger une technostructure forte de 100 000 en charge des services informatiques du gouvernement.
Le premier est une délégation de pouvoir absolue, qui, dans le cas du Pentagone, avait été accordée par le ministre de la Défense en personne. Dans une circulaire, le redouté général Mattis avait exigé d’être averti si un gradé quelconque s’avisait de bloquer l’action du USDS. Fort de cette protection, Cutts et son équipe ont pu avancer vite.
Le second facteur est le recrutement, basé sur le concept du “serving and returning”, où les meilleurs de la tech américaine sont sollicités pour abandonner gros salaires et avantages pendant 2-3 ans et pour qui l’USDS a obtenu un déplafonnement des salaires permettant de payer des ingénieurs jusqu’à 164 000 dollars par an.
Matt Cutts a annoncé son départ en avril dernier, mission accomplished.
Sept ans après, dit-il dans son message de départ, nous sommes une équipe de 180 personnes avec un réseau de 500 alumni. Certains ont pris des responsabilités dans l’administration fédérale, dont des postes de CIO [Chief Information Officer] ou CTO [Chief Technical Officer] au département de la Sécurité intérieure, à l’administration des Anciens Combattants, ou au service de Medicare et Medicaid [le système de santé public]. Nous avons rendu les services gouvernementaux plus accessibles, et plus faciles à utiliser au bénéfice des étudiants, réfugiés, immigrants, familles de militaires, agriculteurs, retraités, médecins, patients et autres.
Depuis sa création, le budget du USDS a été augmenté et ses attributions étendues. Il est la démonstration qu’un système hybride public/privé fonctionne avec un effet de levier unique conféré par 180 techniciens (codeurs, architectes systèmes, designers) bousculant une citadelle fédérale réputée imprenable.
Cette approche est encore difficilement envisageable en France.
Le premier obstacle est culturel avec la suspicion/condescendance dont se gratifient mutuellement les secteurs public et privé. Les progrès, s’il y en a, sont insignifiants.
Le second est la faiblesse congénitale du leadership. Aucun gouvernement, aucun ministre de la fonction publique n’aura les nerfs de se colleter la technostructure, les syndicats, les corps petits et grands, les corporatismes, pour imposer des pratiques radicalement nouvelles. Comme par exemple créer délibérément des passerelles entre les deux mondes en encourageant des talents du privés d’aller passer trois ou cinq ans au service de la collectivité, dans une agence gouvernementale d’un nouveau style.
En France, une telle approche provoquerait immanquablement une éruption syndicale, soutenue par les inquisiteurs de la souveraineté numérique qui ne supportent même pas qu’un éphémère employé de chez Google deviennent membre du CSA.
— frederic@episodiqu.es
J’ai rédigé un article détaillé sur le USGS dans la Monday Note sous le titre The U.S. Digital Service: Discreet and Decisive.