Pour survivre, la presse doit relever le niveau des journalistes
Les grands médias devraient investir dans l’expertise en formant au journalisme des professionnels puisés dans divers domaines. Un bon moyen de restaurer la confiance dans les médias.
• • • La version bullet points
• Les médias qui marchent le mieux sont ceux qui ont continué d’investir dans le journalisme.
• Mais l’investissement dans l’expertise reste insuffisant, alors que tous les sujets ont considérablement gagné en complexité.
• Il faut donc aller chercher des experts en dehors du champ journalistique et se donner les moyens de les former en interne. Le rapport coût/bénéfice est certain.
• Un renforcement de l’autorité et de la crédibilité des médias mainstream aurait un effet bénéfique sur la crise de confiance généralisée dans les institutions.
• • • La version longue
A la fin de l’été 2019, j’avais commencé à étudier un projet qui m’a toujours tenu à cœur : former au journalisme d’authentiques experts dans leur domaine. L’idée était de créer un cursus indépendant dans laquelle on sélectionnerait des gens désireux de changer de carrière. Ce serait des avocats, médecins, scientifiques, ingénieurs, économistes, analystes financiers, urbanistes, ayant une dizaine d’années d'expérience à qui on dispenserait la base du métier : écrire, trouver un angle, chercher des sources, les gérer, mettre en scène une histoire, adresser les questions éthiques du métier, restituer la complexité du monde (pour faire ce métier, il est nécessaire d’avoir une passion pour la complexité, les zones grises, l’incertitude, les systèmes instables…)
A l’époque professeur affilié à l’école de journalisme de SciencesPo, j’avais suggéré que l’on ouvre le recrutement à un contingent de ces professionnels plus âgés que les étudiants. Mais SciencesPo préfère ses critères classiques pour ses recrutements où la base est un bac avec mention, avec l’objectif de faire en sorte que les promotions “collent” le plus possible aux besoins du marché de l’information. Vision française classique où une institution va privilégier son auto-préservation sur la prise de risques et la créativité dans ses étudiants. Aussi mon idée a-t-elle accueillie avec une courtoise indifférence. C’est dommage car avoir dans une promotion d’étudiants en journalisme quelques personnes plus matures et lestées d’une solide expérience professionnelle aurait été bénéfique pour tout le monde. Surtout dans un pool de jeunes gens dominé par le repli sur soi et une minutieuse et permanente analyse de leur paralysante anxiété (sur le sujet, je recommande le livre de Jonathan Haidt, The Anxious Generation, ou ses papiers dans The Atlantic).
En revanche, un entrepreneur s’était montré intéressé : François Dufour, co-créateur des éditions PlayBac (Mon Quotidien, Le Petit Quotidien entre autres), un joli groupe de presse et d’édition plein d’imagination. Avec ce passionné de journalisme, auteur d’un abrasif Les journalistes français sont-ils mauvais ?, nous avions tracé les grandes lignes du projet :
Une structure non-profit
Une douzaine d’étudiants ayant au minimum 30~35 ans, avec 8~10 ans d’expérience dans leur domaine
Un enseignement dispensé en Français et en Anglais sur une année scolaire, l’idée étant d’apprendre à rédiger dans les deux langues pour maximiser l’employabilité.
Des frais de scolarité de 20 000 € avec une moitié payable en 5 ans.
Un staff de trois personnes avec deux enseignants à plein temps, et un chef de projet.
Un supplément de financement par du sponsoring et autres subventions/donations
Au total, un coût d’opération annuel de 300 à 500 k€.
L’enseignement, tel qu’envisagé à l’époque, se répartissait à parts égales entre pratique et éthique du métier au sens large. Le projet s’est fracassé sur le Covid et nous ne l’avons pas ressuscité.
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Cette idée devrait être reprise par des grands médias qui pourraient très bien développer une “académie” interne pour augmenter le niveau d’expertise dans leur rédaction. Concrètement, cela signifie créer des équipes de spécialistes qui vérifieraient la production, aideraient à trouver des sources qui ne sont pas nécessairement dans le champ des journalistes, et seraient impliqués dans d’ambitieux projets éditoriaux, ce qu’on appelle dans le monde anglo-saxon “l’enterprise journalism”.
Rien de révolutionnaire là-dedans. Il y a dix ou quinze ans, les grandes rédactions comptaient souvent un médecin dans leur rangs. Pendant des années à Libération j’ai eu la chance de travailler avec Dominique Leglu, cheffe du service sciences à l’époque, dont le doctorat en physique nucléaire et en physique des particules a été précieux pour la couverture d’événements comme l’accident de Tchernobyl. Son réseau s’étendait à de multiples disciplines dont elle faisait largement profiter ses collègues et sa relecture de nos papiers était rassurante.
Aujourd’hui, combien de médias peuvent en dire autant sur des sujets essentiels comme la crise climatique ou l’intelligence artificielle? Aucun. Zéro. Or ce sont deux sujets extraordinairement complexes sur lesquels on lit énormément de sottises et dans lesquels les biais idéologiques polluent souvent le travail journalistique. Il est impératif de changer cela.
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Des groupes de presse français comme Le Monde, Le Figaro ou Les Echos seraient fondés à développer des pôles de compétences internes. Cela vaut aussi pour la galaxie Whynot Media (groupe CMA CGM) qui gagnerait à renforcer son quarteron de consultants, très inégaux, qui babillent toute la journée sur BFMTV.
L’idée n’a rien de nouveau en soi. Dans les années 1980 lors de la relance du magazine Actuel, son directeur Jean-François Bizot avait recruté de jeunes talents, ultra-spécialisés (par exemple sur l’URSS ou la science) en se faisant fort de leur apprendre à écrire selon les canons de ce qu’on appelait Outre-Atlantique, le Nouveau Journalisme. Ils étaient encadrés par de formidables plumes et éditeurs.
Plus récemment, The Conversation, né en Australie en 2011, s’est développé selon le credo “Academic Rigour and Journalistic Flair”, avec une excellente déclinaison française menée par Didier Pourquery et Fabrice Rousselot, deux anciens de Libération.
Enfin sur un registre assez connexe, le site web The Information est devenu la référence en matière de couverture indépendante de la tech aux Etats-Unis. Sa créatrice Jessica Lessin, ancienne du Wall Street Journal, a progressivement développé les thèmes qu’elle voulait voir couvrir uniquement après s’être assurée qu’elle avait recruté la bonne personne pour couvrir des spécialités.
Deux remarques pour terminer :
• Partout dans le monde, les médias qui ont creusé l’écart en termes d’audience et de notoriété sont ceux qui ont investi le plus dans le journalisme avec des embauches de qualité et de solides stratégies éditoriales. Entendre par là : les directions des rédactions qui se démarquent des sujets trop évidents grâce à des angles recherchés ; des “entreprises journalistiques” comme évoqué plus haut où l’on va mettre le paquet sur un sujet fort et marquant ; des choix éditoriaux déconnectés des deux plus puissantes forces externes qui remplissent l’essentiel des médias mainstream, à savoir les réseaux sociaux et les acteurs de la communication
• Jamais l’autorité et la crédibilité éditoriale n’ont été aussi essentielles. Même si la désinformation se propage bien plus vite que les faits avérés, les médias classiques ont encore une voix à imposer dans le bruit ambiant, et une confiance à restaurer. Pour ne prendre que l’exemple américain, sans doute le plus représentatif et le plus préoccupant, les deux courbes ci-dessous révèlent l’effondrement général de la confiance dans les médias et la fracture de perception en fonction des affiliations politiques.
A suivre.
— frederic@episodiqu.es