Pendant que les autres souffrent, Apple et Tesla gèrent au mieux la pénurie de composants
Rigueur et anticipation pour l’une, agilité et rapidité de réaction pour l’autre. Les deux entreprises sont aux antipodes de l’industrie automobile classique qui paie ses méthodes d'un autre temps.
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Apple n’a pas raté ses rendez-vous de l’automne. Ce n’était pas gagné au vu de la crise qui affecte la chaîne logistique mondiale : délais d’acheminement records et surtout rupture d’approvisionnement en microprocesseurs. Et pourtant, la marque a lancé à un mois d'intervalle la 13e version de son iPhone, une nouvelle montre, et une gamme inédite d’ordinateurs portables, tous équipés de processeurs conçus à Cupertino et fabriqués à Taïwan.
Chez Tesla, “même pas mal” non plus, pour l’instant. Ses voitures sont pourtant dotées de centaines de processeurs et d’une soixantaine de calculateurs dont le plus sophistiqué, dédié au système de conduite supposée autonome, a une puissance équivalente à 3000 MacBook Pro.
Certes, les deux constructeurs ont dû prendre des mesures. La production d’iPhone a été amputée de quelques millions d’unités et le lancement du futur modèle 14 pourrait être affecté. Au cours des 12 derniers mois, Apple a livré 238 millions d’iPhone et a enregistré des profits records qui approchent les 100 milliards de dollars, pour un chiffre d’affaires de 365 milliards. Et pour la période de Juillet à Septembre, le chiffre d’affaires d’Apple a augmenté de 29% sur un an.
Rien à voir avec la souffrance du secteur automobile traditionnel qui a dû procéder à des arrêts partiels de certaines chaînes d’assemblage aux Etats-Unis et en Europe, avec des mesures de chômage partiel, des dizaines de milliers de véhicules incomplets donc invendables et des productions s’effondrant de 10% à 30%.
Comment Apple et Tesla font-ils pour contenir les effets d’une telle pénurie laquelle s’annonce profonde et durable ? La réponse tient à leur ADN industriel unique.
Leur point commun est d’abord une intégration verticale toujours plus poussée. Toutes deux conçoivent leurs processeurs avec des équipes employant chacune plus d’un millier d’ingénieurs qui en définissent les spécifications précises.
Tesla et Apple ne produisent pas à proprement parler leurs composants. Cette partie est confiée à des usines spécialisées, appelées foundries ou fabs avec qui les deux groupes ont établi des relations étroites. Ces accords sont le fruit de négociations serrées en échange de quoi les partenaires bénéficient d’une visibilité à long terme, essentielle pour ces fabs dont chaque usine coûte entre 2 et 6 milliards de dollars.
Pour le numéro un mondial de fabrication de semi-conducteurs, le Taïwanais TSMC, Apple est un client essentiel qui lui assure un quart de son chiffre d’affaires. D’où une relation symbiotique qui s’est construite au cours des dix dernières années. Les deux entreprises partagent une obsession du secret et la certitude que seule une R&D agressive peut garantir la suprématie économique sur le long terme. TSMC est d’ailleurs loin des 35 heures : l’entreprise est une des rares dans le monde où les équipes de recherche et développement fonctionnent 24 heures sur 24.
D’une façon générale, les 200 principaux fournisseurs d’Apple (sur un total de 750) sont soumis à la même règle : transparence totale sur les coûts internes en échange d’une relation à long terme. Celle-ci peut-être remise en question pour deux motifs : baisse de qualité ou insuffisance dans la protection des secrets industriels. Pour le reste, le suivi est millimétré. Par exemple des machines-outils complexes ou certains matériaux critiques seront commandés directement par Apple pour éviter que le sous-traitant ne prenne sa marge. Des nuées de contrôleurs de gestion d’Apple scrutent les achats, parfois en ergotant sur quelques centimes. Le suivi de cette rigoureuse intégration a été fondamental dans la performance de la supply chain d’Apple.
Rien de tout cela chez les constructeurs automobiles et les fabricants d’électronique classiques. Outre le fait qu’ils optent le plus souvent possible pour des composants standards, ils maintiennent leurs fournisseurs dans une relation de vassalisation absolue.
Aussi, dès le début de la pandémie, ils ont brutalement coupé les achats de composants, précipitant les fabs dans une situation critique. Pour les Volkswagen, General Motors, Stellantis, et pour certains fabricants d’électronique, l’important était de préserver leur compte d’exploitation, quite à mettre en difficulté un fournisseur. Une vision à court-terme qui s’est révélée ruineuse.
Au contraire, Apple et Tesla ne voulaient pas compromettre les relations complexes et délicates avec leurs fournisseurs de chips et, du coup, n’ont pas réduit les volumes.
Ce n’est pas tout. Apple est connu pour le soin apporté aux prévisions de vente de ses produits. Pour Tim Cook, lui-même ancien responsable des opérations d’Apple, l’inventaire, c’est l’ennemi. Un stock d’iPhone qui ne tourne pas voit sa valeur s’éroder de 2% chaque semaine. La rotation est donc réduite à quelques jours entre l’arrivée d’un article dans un pays et sa vente. Cela suppose une mécanique bien huilée, allant du dédouanement ultra-rapide littéralement à la sortie des usines Foxconn à Shenzen, à la réservation de la majorité du fret aérien entre la Chine et les Etats-Unis pendant quelques semaines critiques.
Chez Tesla, on compte plutôt sur l’agilité. Il manque tel type de microprocesseurs importants ? On préserve ceux qui sont destinés aux fonctions essentielles de la voiture, mais on supprimer ceux dédiés à des tâches annexes, comme les appuis lombaires des sièges. Au besoin, les ingénieurs vont réécrire le programme interne des chips pour qu’ils assurent d’autres fonctions que celles prévues initialement. Non seulement Tesla a la technicité pour le faire, mais surtout il sait le faire vite ; là où il faudrait des mois et un comité chez Renault ou Ford, chez Tesla, les décisions sont prises en quelques heures par une poignée d’ingénieurs ayant toute latitude pour cela. Ce n’est pas pour rien que lors de la dernière assemblée générale d’actionnaires, Elon Musk a affirmé que Tesla était autant une société de logiciel qu’un constructeur automobile.
Les écoles de management qui analyseront la crise actuelle retiendront le triptyque qui fait la résilience d’Apple et de Tesla : capacité d’anticipation, rétention des savoir-faire critiques et une agilité sans pareille pour s’adapter aux imprévus.
— frederic@episodiqu.es
Merci pour cette analyse. Ca me rappelle mes cours d'éco où il était conseillé aux groupes de ne pas trop assujettir leurs fournisseurs car cela les fragilisait et,, s'ils devenaient achetables à bas prix, ça leur enlevait leur créativité et force de réaction. Les groupes s'emparaient alors à bon marché de fournisseurs privés de leur sève. C'était à Genève et l'exemple était celui de la Migros. Un autre plan où, intuitivement, je pense que Tesla fera la différence est le choix des usines d'assemblages, construites ex nihilo alors que les constructeurs traditionnels sont "tankés" dans leurs obsolètes chaines de montage qu'ils n'ont pas le courage de changer mais qu'ils adaptent mal et sans réel gain de productivité. J'écris cela en parlant de mon intuition car je ne suis en rien connaisseur de ces secteurs autrement que via les connaissances acquises à travers les media et à mes souvenirs universitaires qui datent maintenant d'un demi-siècle....