On assiste à l’éclosion du prochain GAFAM. Il se nomme SpaceX.
Elon Musk contrôle plus de la moitié du marché des lanceurs de satellites. Il risque de lui porter le coup de grâce dès 2024 avec sa fusée géante Starship. (Episode #1)
Même Jeff Bezos, qui en connaît un rayon en matière de domination économique, évoque un monopole en devenir à propos de SpaceX. En dépit des 2,5 milliards de dollars investis à titre personnel par le créateur d’Amazon dans son aventure spatiale Blue Origin, celle-ci n’a jamais mis quoi que ce soit en orbite. Bezos compte davantage sur ses avocats pour saper la position d’Elon Musk que sur ses ingénieurs ; il a raison : les anciens de Blue Origin dénoncent une ambiance détestable et des impasses techniques persistantes.
Elon Musk, lui, trace sa route. Cet automne, SpaceX a franchi le cap des 100 milliards de dollars de valorisation, ce qui le met au même niveau qu’un Airbus ou un Boeing, avec leur gamme d’avions commerciaux, et leurs activités dans le spatial ou la défense.
Et la trajectoire de SpaceX n’a pas atteint son apogée, loin de là. Un épisode crucial se joue à Boca Chica au sud du Texas. Sur son site de construction et de lancement dénommé Starbase, créé de toute pièce au bord du Golfe du Mexique, la firme assemble à toute vitesse sa fusée géante Starship qui devrait faire exploser le marché mondial des lanceurs de satellites (hors Chine). C’est ce qu’affirment plusieurs spécialistes interrogés ces dernières semaines dans le cadre d’une série de papiers que je prépare sur ces sujets.
Voici les facteurs qui pourraient amener SpaceX à cette global domination, une situation de quasi-monopole et ajouter une lettre à l’acronyme GAFAM.
1. Faster, Better, Cheaper.
Musk a poussé le concept d’agilité plus loin que n’importe qui. Ironiquement, l’expression Faster, Better, Cheaper avait été lancée en 1992 par Daniel Goldin alors administrateur de la Nasa. Ses ingénieurs lui avaient rétorqué qu’on ne pouvait avoir les trois. En treize ans, Musk a démontré le contraire en bouleversant les principes qui avaient dominé l’industrie spatiale depuis un demi-siècle : au lieu de chercher à avoir tout bon dès le premier vol d’une fusée, en général au prix d’un interminable et ruineux investissement technique, Musk a opté pour le principe du build-and-break, en multipliant la fabrication de prototypes à un rythme soutenu, en les testant sans relâche — avec souvent des accidents spectaculaires — et en apprenant constamment au fil des itérations.
2. Soutien de la puissance publique américaine.
Contrairement à ce que les médias français aiment à répéter à propos de SpaceX, Elon Musk n’était pas un milliardaire qui s’est offert un nouveau jouet. Certes, il avait de quoi financer ses toutes premières fusées, mais après trois échecs initiaux, il avait épuisé ses réserves personnelles — aussi largement sollicitées par le développement de Tesla — et sa société était au bord de la faillite.
SpaceX a été sauvée, et définitivement relancée grâce à la commande publique. Celle-ci se matérialise différemment aux Etats-Unis par rapport à la France : au lieu de gaver des secteurs entiers de quasi-subventions (via la BPI ou les financements régionaux), les agences gouvernementales américaines accordent des contrats aux entreprises prometteuses susceptibles de démontrer un avantage technologique et surtout de délivrer un produit ou un service. C’est plus méritocratique et bien plus sain que d’entretenir ad vitam des albatros asthmatiques comme on le fait en France.
À plusieurs reprises, SpaceX a bénéficié de ce système : d’abord pour construire la fusée Falcon 9 et les capsules Dragon qui ravitaillent la station spatiale internationale, puis tout récemment pour la nouvelle série de missions vers la lune. Le contrat COTS (Commercial Orbital Transportation Service) a fait rentrer 400 millions dans les caisses de SpaceX et le Human Landing System se traduira par 2,9 milliards de dollars de recettes. À cela s’ajoutent plusieurs milliards de dollars de contrats au montant inconnu pour des lancements du département de la Défense et d’autres agences.
Au contraire des sous-traitants habituels qui avaient tendance à se goinfrer sans retenue ni souci de productivité, le talent de Musk a été de maximiser “the bang for the buck”, autrement dit le rendement de chaque dollar gouvernemental.
SpaceX a internalisé tout ce qui pouvait l’être, depuis les moteurs de ses engins jusqu’au design de composants électroniques, réalisant d’énormes économies et se soustrayant au racket des fournisseurs de matériel spatial avec leur millefeuille de marges insensées où un composant coûtant 2 000 dollars est facturé 50 000. L'intuition de Musk de construire des fusées récupérables a fait le reste : sur un Falcon 9 qui coûte en net 63 millions de dollars, le fait de récupérer le 1er étage et la coiffe économise au bas mot 40 millions par vol. Cela laisse une solide marge à SpaceX qui peut, en plus, facturer 50 millions à ses clients privés et jusqu'à 100 millions au département américain de la Défense qui exige toujours du sur-mesure pour ses missions et une disponibilité permanente pour faire face aux urgences stratégiques. D’ailleurs, les contrats commerciaux de SpaceX stipulent que le Pentagone a la priorité sur le calendrier des lancements.
Incidemment, en choisissant de soutenir le petit nouveau qui aujourd’hui est en passe d’écraser tout le monde, la Nasa ne s’en porte que mieux : les analyses du secteur estiment que si Falcon 9 avait été développé selon les principes de production en vigueur chez les fournisseurs de la Nasa, il en aurait coûté dix fois plus à l’agence spatiale américaine. Soutenir SpaceX s’est donc révélé une excellente décision dans la gestion des deniers publics américains.
3. Soutien de Wall Street
Wall Street croit en Elon Musk, son drive et son efficacité industrielle. La finance américaine est à fond derrière SpaceX, comme elle soutient Tesla et sa capitalisation de plus de 1000 milliards de dollars, soit plus que la valeur cumulée de Ford, Honda, BMW, Daimler, Volkswagen et Toyota.
Avec une valorisation supérieure à 100 milliards, et des taux d’intérêt encore bas, SpaceX a accès à une immense réserve d’argent quasi-gratuit avec lequel il peut prendre tous les risques industriels et envisager toutes les acquisitions dès lors qu’elles accélèrent ses développements et distancient un peu plus la concurrence (voir plus loin).
4. Le pari Starship
Les clients privés qui ont besoin de déployer des satellites de télécommunications ou d’observation de la terre regardent en priorité trois paramètres : le coût au kilo mis en orbite, la flexibilité des lanceurs pour déposer les engins au bon endroit et au bon moment, et enfin la fiabilité des lanceurs. SpaceX coche déjà toutes les cases avec sa fusée Falcon 9 et ses 132 lancements en 11 ans, un taux de réussite de 98% et des configurations de charge et profils de mission variés.
Aujourd’hui, pour une mission où un satellite est en mode “passager” (déposé sur orbite pré-définie avec une centaines d’autres), le coût au kilo tombe à 5 000 dollars et il monte à 10~15 000 dollars pour un lancement plus spécialisé, là ou la fusée Vega d’Arianespace facturera 20 à 40 000 dollars le kilo, d’après un de ses clients. Ces chiffres sont à prendre avec beaucoup de précaution en raison du nombre de variables. Mais les opérateurs de satellites s’accordent sur le fait que SpaceX est 30% à 50% moins cher que ses concurrents.
Ils sont aussi d’accord sur le fait que la super-fusée Starship va faire plonger les prix de façon spectaculaire. Une fois produite en série, Starship aura une capacité d’emport de 110 tonnes et Musk estime que chaque lancement lui reviendra à seulement 2 millions de dollars, la fusée étant entièrement récupérable. Cela met le kilo déposé en orbite basse à… 18 dollars. Même si Musk se trompe, qu’il survend sa vision, ou qu’il veuille maximiser son retour sur investissement, il peut tout de même faire tomber les prix à 100 ou 200 dollars le kilo mis en orbite, ce qui va vaporiser le secteur des lanceurs spatiaux occidentaux. Certes, il faudra du temps avant que SpaceX atteigne une cadence de plusieurs lancements par semaine pour parvenir à ce niveau de coût, mais le secteur a de quoi être inquiet.
Certains analystes tempèrent ce nouveau paradigme de SpaceX — une énorme fusée, produite en série à bas coût et entièrement réutilisable — par le fait qu’une telle capacité d’emport n’aurait pas de marché : trouver 100 tonnes de satellites, chacun pesant quelques centaines de kilos et désireux d’aller en même temps sur la même orbite serait illusoire. Mais c’est sans compter les space tugs, littéralement des remorqueurs spatiaux qui seraient embarqués dans la coiffe du Starship et ses 1100 mètres cubes de capacité (soit une quinzaine de containers) ; dans la pratique il s'agit de véhicules autopropulsés capables d’aller délivrer les satellites là où il faut, éventuellement loin de l’orbite initiale. Plusieurs entreprises travaillent sur ce concept et il est fort probable qu’un projet équivalent soit sur la roadmap d’Elon Musk. Cela a en tout cas un sens économique : mutualiser l’énorme dépense énergétique pour atteindre une orbite et n’avoir besoin, par comparaison, que d’une pichenette pour le positionnement final. Le moment venu, SpaceX pourrait soit développer lui-même son propre remorqueur, soit sortir quelques milliards de dollars pour acquérir la première entreprise qui aura développé cette technologie.
SpaceX a donc toutes les caractéristiques d’une entreprise de tech capable d’une domination sans partage sur son secteur :
Un faible coût marginal de ses opérations
Une “scalabilité” élevée, jamais vue dans le secteur spatial
Des processus industriels ultra-maîtrisés
Une discipline de fer dans l’exécution au quotidien
Une productivité élevée, bien supérieur à ce qui se pratique traditionnellement dans le spatial
Une agressivité commerciale systématique — SpaceX fera toujours en sorte d’être le mieux-disant sur les contrats qu’il veut remporter
Une vision à long terme
Une capacité à gérer au mieux les différents types de risques : SpaceX va continuer à “casser” des fusées d’essai à un rythme soutenu (le premier vol orbital du Starship prévu pour janvier risque d'être sportif), mais l’entreprise a fait preuve d’une rigueur pour le moment sans faille dans la sécurité de ses vols habités.
Aujourd’hui, on voit mal ce qui peut contrarier les ambitions de SpaceX. Certes, le spatial est pavé d’incertitudes et le niveau de risque est sans comparaison par rapport à d’autres secteurs de la tech. Dans les dix ans qui viennent, il y aura immanquablement des accidents, y compris des pertes en vies humaines, et des oracles prédiront la fin de SpaceX . Sans parler des aléas du grand rêve d’Elon Musk, coloniser d’autres planètes. En attendant…
— Frédéric Filloux
(frederic@episodiqu.es)
La seconde partie de cette série évoquera l’absence de réactions d’une Europe spatiale engluée dans sa politique et qui accumule les pires choix possibles.