Market Power / Pricing Power
Les résultats financiers de la Big Tech explosent les compteurs. Ils traduisent une domination d’une ampleur exceptionnelle.
Le terme de Pricing Power ou Market Power désigne une entreprise qui jouit d’une telle position sur un marché qu’elle est en mesure de fixer les prix sans effet négatif sur ses volumes.
Ce statut est la conséquence d’une conquête agressive d’un secteur donné, résultant soit de la supériorité incontestée d’un produit ou service, soit d’un processus d’éviction de la concurrence par un acteur capable de vendre à perte sur une longue période. Apple peut se permettre de vendre un téléphone ou un laptop 30% plus cher car, à performances égales, il est supérieur aux autres ; le search de Google est unique par sa pertinence, tout comme Amazon maîtrise la logistique comme personne (comparez avec Leroy Merlin par exemple); mais les deux ont aussi des pratiques qui verrouillent le marché. Quant à Apple, les conditions de son AppStore sont tout simplement à prendre ou à laisser.
Avec cela, vous avez grosso modo le paysage du secteur de la tech aujourd’hui.
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Pour le récent trimestre, tout le monde s’attendait à de bons résultats des géants de la tech américaine, mais certainement pas dans de telles proportions. Même si Épisodiques n’a pas vocation à être une gazette financière de plus, cette avalanche méritait un examen attentif.
Les chiffres
Voici l'évolution des chiffres d’affaires et des profits pour le 1er trimestre 2021 ; les pourcentages et multiples (car on parle de progressions en multiple) reflètent les changements par rapport au même trimestre un an plus tôt :
On reprend son souffle (ou un verre de gin).
En quoi ces chiffres sont significatifs
Prenons Facebook. Le réseau social doit ses résultats à une augmentation de 30% de ses tarifs publicitaires. Autrement dit, sa position écrasante couplée aux performances de ses outils de vente lui permettent de fixer les prix comme il l’entend. Cela n’a aucune conséquence sur les autres fondamentaux de son activitépuisque le nombre de pubs servies est en hausse de 12%. Il gagne sur les deux tableaux : prix unitaires et volumes. Aucune industrie dans le monde n’est comparable.
Facebook devient du même coup une entreprise de plus en plus efficace avec une marge opérationnelle qui passe à 43% contre 33% un an plus tôt. Si son nombre d’utilisateurs quotidiens n’augmente que de 8% pour atteindre 1.878 milliards d’individus, le revenu par individu augmente de 33% sur un an.
Le réseau social est donc la parfaite illustration
du concept de Market Power.
Certes, le secteur de la pub en ligne —exploité avec l’implacable efficience des plateformes (hélas pas celle des médias)— marche à toute vapeur. Le 1er trimestre a aussi vu une hausse de 66% du CA de Snap et de 26% de celui de Verizon Communications (qui possède Yahoo).
Le marché de la publicité numérique tend à se répartir plus équitablement au sein du trio Google, Facebook et Amazon, lequel devient le troisième acteur mondial du secteur. D'ailleurs la part de marché de Google sur la pub liée au search (son activité historique) se tasse un peu, passant de 61% à 57% sur un an, sans doute au profit d'Amazon, premier moteur de recherche pour la consommation.
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Les vents portants devraient se maintenir sous l’effet des facteurs suivants :
• Les géants de la tech vont vont bénéficier d'un effet de cliquet avec une forte rémanence des habitudes prises pendant la pandémie : qu'il s'agisse du consommateur qui a découvert le commerce en ligne, ou de l'artisan qui réalise que sa petite pub sur Google est bien plus efficace et mesurable qu'une annonce dans son journal local. Une majorité d’utilisateurs ne reviendra pas en arrière.
• Pour Google, l'abandon des cookies publicitaires au profit d'un système-maison va renforcer encore un peu plus sa position (sujet complexe, nous y reviendrons).
• Dans le futur, il faudra aussi compter avecla loi des grands nombres. Pour Apple, avec 1.7 milliard de téléphones en circulation, tout nouveau service ou gadget génère automatiquement plusieurs milliards supplémentaires de revenu, cela même si l’adoption ne concerne qu’une fraction des utilisateurs. Ce sera le cas du tag de localisation, vendu €30 et qui doit revenir à €8-12 sorti d’usine.
• Les réserves de cash de ces entreprises vont encore augmenter sous l’effet de l’explosion de ces marges. Or, le système de conquête des géants de la tech repose largement sur des acquisitions nombreuses et souvent onéreuses, destinées à l’extension du domaine de la lutte, comme le montre la partie en bleu de graphique paru dans le WashingtonPost :
• Enfin, plus anecdotique, Google réalise de substantielles économies grâce au travail à domicile : une dépense en “services au personnel et distractions" (on rêve) de $268m sur le 1er Trimestre de cette année, soit un effet positif sur sa marge de 1 milliard en année pleine. Sur 2021, l’effet sera plus limité car un nombre indéterminé d'employés reviendont au bureau cette année. Mais il faut savoir que toutes les boîtes de la Silicon Valley ont en tête un magic number : une décentralisation complète des activités a pour effet de réduire la masse salariale de 20% à 25% en moyenne, par le seul fait que le coût du talent s’effondre dès qu’on quitte la Californie ou New York. Certains comme LinkedIn l’ont compris : le réseau social professionnel va se décentraliser massivement, aller chercher les compétences là où elles se trouvent, y compris en Asie, en payant nettement plus cher que les tarifs locaux—ce qui sera de toute façon sans commune mesure avec un salarié de San Francisco.
• La seule inconnue porte sur l’effet perturbateur des régulations américaines et européennes qui vont survenir (d’ailleurs ça n’a pas loupé, au lendemain de ses annonces, l’UE attaque Apple sur son business musical). Mais le moins qu’on puisse dire est que la Big Tech et les régulateurs sont sur des temporalités suffisantes.
Intéressante période, non? C’est l’heure du sancerre (région d’où j’écris ce post).
Merci pour votre temps.
—frederic@episodiqu.es