Manuel de survie pour les médias du futur pris dans la vague de l’I.A.
De belles opportunités vont naître du choc de l’I.A. sur l’écosystème des médias. Ceux qui auront pris le tournant en sortiront renforcés. Leur recette principale : le retour aux fondamentaux.
• • • La version bullet points :
• Les éditeurs qui espèrent survivre au nivellement de l’information par l’I.A. devront se concentrer sur la valeur ajoutée de leur produit, sa différenciation.
• Ils devront valoriser leurs talents internes bien plus qu’aujourd’hui (motivation, écoute, salaire, moyens…)
• Le business model devra se concentrer exclusivement sur la maximisation du revenu par client (ARPU), une démarche qui peut prendre du temps.
• Cela passe par une amélioration du service au lecteur qui doit aussi être analysé avec précision et bien mieux considéré.
• La pub n’est plus vraiment un sujet (les Gafam ont gagné), sauf à se concentrer sur du super premium. Ce qui suppose une offre éditoriale adéquate.
• • • La version Longue
Il y aura des survivants à l’ère de l’intelligence artificielle. L’information de qualité ne va pas disparaître, loin de là. Deux groupes vont émerger de cette mutation : les ancêtres et les mutants. Passons rapidement sur les premiers : ce seront les grands médias de qualité qui continueront à dominer leur marché à raison de quelques éditeurs par pays ou région. Ils couvriront une grande partie du spectre politique, avec des moyens et un savoir-faire solides. Les seconds auront fait preuve d’une grande adaptabilité, ou bien il s’agira de créations originales libérées des contraintes du passé.
Cette dernière catégorie sera marquée par un retour aux fondamentaux et quelques dérogations aux principes ancestraux de la presse et des entreprises en général. *Ce post fait suite à celui de la semaine dernière sur le “passage de l’ouragan I.A. sur l’information”
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1 . Identité forte et choix assumés. L’I.A. va niveler l’information ? Elle va la découper en snippets qu’on ira chercher avec des interfaces conversationnelles ? Très bien. C’est le moment de se différencier du magma futur en construisant son indentité. Là encore, c’est le retour aux questions de base : fonction, cible, adéquation entre les ambitions du produit et les moyens dont on dispose. Éditer un média, c’est choisir des priorités en fonction de ressources.
Il y a quelques années, j’avais interviewé Jessica Lessin, la fondatrice de The Information, un site de tech haut de gamme. Au début, son périmètre était restreint. A ma question sur les territoires qu’elle comptait investir, elle m’avait répondu, “à terme, tous ou presque, mais ce sera fonction d’objectifs de recrutement et non d’une décision top-down”. L’arrivée du spécialiste d’un secteur ou d’un géant de l’industrie suscitait l’ouverture d’un beat et non l’inverse. Ça a plutôt bien réussi à ce média qui accumule les scoops.
2 . Avantages compétitifs, barrières à l’entrée. Ces deux éléments se résument à une seule composante : le talent, en l'occurrence, celui des journalistes, éditeurs et aussi des experts en résidence (voir plus bas). Cette ressource doit faire l’objet de toutes les attentions :
- Processus de recrutement rigoureux avec une validation autrement plus approfondie que les choix par affinités qui se traduisent par un taux anormalement élevé d’erreurs d’embauches souvent impossibles à rectifier.
- Politique salariale impitoyable : une rédaction n’est pas un kolkhoze ; le talent doit se payer ; les directions doivent assumer des différences de salaires significatives en fonction des qualifications et des compétences.
- Cela impose sans doute de créer un organe de presse en dehors de la convention collective de la presse et de ses grilles rigides gardées comme des reliques par les syndicats et les sociétés de rédacteurs.
3 . Introduire l’expertise et la valoriser. J’ai abordé cette question essentielle dans un post précédent ⬇︎
Bien mise en œuvre, l’expertise pourrait être le facteur le plus différenciant d’une rédaction moderne. Il suffit d’imaginer le bénéfice sur la qualité des papiers, l’autorité éditoriale et sur la crédibilité vis-à-vis des sources pour une rédaction qui aurait dans ses rangs un médecin, un ingénieur, un économiste, des scientifiques… Cela suppose aussi d’avoir le personnel éditorial apte à gérer cette expertise, la canaliser et la valoriser.
4 . Développer l’enterprise journalism. Rien ne sert d’accumuler ces compétences si elles ne sont pas transformées. La notion anglo-saxonne d’enterprise journalism est peu développée en France. Pour simplifier, il s’agit de mettre en ordre de bataille des ressources éditoriales dans un but précis, qui peut être une enquête ou la décision de suivre un sujet dont on sait qu’il va prendre de l’ampleur. C’est un genre qui est largement fonction des moyens d’une rédaction, mais bien plus encore de son leadership. Là encore, grande indigence française, où trop de patrons de rédactions sont focalisés sur leur visibilité éditoriale ou sur la gestion de leur notoriété dans les cercles de pouvoirs économiques ou politiques. Ceux-là n'ont pas la bande passante nécessaire pour être à l’écoute des signaux faibles et des aspirations de leur rédaction. Les cadres des médias du futur devront être davantage des impresario que des autocrates narcissiques.
5 . Côté business model, une seule jauge doit prévaloir : l’ARPU, le revenu par client, quels que soient ses modes de consommation du média.
Le business model de l’information n’est pas si compliqué. Mais son exécution nécessite de la constance et une démarche implacable. La première étape est la construction d’une marque crédible, reconnue, à la fonction claire. Celle-ci doit tracter tout le reste de l’activité ; le coeur de métier (le news), est rarement rentable et les profits viendront d’autres activités à forte marge. Cela exigera le développement d’un catalogue le plus large possible, mais raccord avec l’identité du média : commerce électronique, sites thématiques payants, versions “pros” assorties d’abonnement premium, conférences, master class… Beaucoup de médias ont construit de solides lignes de revenus avec ces diversifications.
6 . Cette évolution impose aussi un nouveau rapport au client-abonné. Aujourd’hui la situation confine parfois au comique. Expériences vécues : abonné depuis une dizaine d’années à la version numérique de The Economist, celui-ci continue de m’envoyer par la poste des offres d’abonnement au magazine ; leurs différentes bases d’abonnées ne se parlent pas. Chez Condé Nast, il est impossible d’annuler un abonnement print au New Yorker pour ne garder que la version numérique, cela malgré des appels téléphoniques et des mails. Pas un problème, dans une concession insensée à la tendance déflationniste du secteur, le New Yorker est disponible sur Apple News. Pour une dizaine de dollars par mois, le kiosque d’Apple m’a permis de supprimer quatre autres abonnements et de disposer d’une immense offre. Par opposition à cela, lorsque j’ai cherché à me désabonner à The Information devenu trop cher, leur système m’a immédiatement proposé un discount significatif, que j’ai évidemment accepté ; The Information a un ADN numérique autant que celui du news, même si, contrairement aux médias traditionnels, il refuse toute intermédiation d’un kiosque ou d’une plateforme. Tout éditeur qui espère survivre dans les prochaines années doit changer drastiquement son approche-client et s’inspirer du commerce en ligne. Depuis trente ans, Amazon a fourni un playbook idéal dans ce domaine. Quelques règles simples peuvent émerger de ces pratiques :
• Ne pas aller chercher les lecteurs avec des offres dévalorisées comme celle-ci reçue la semaine dernière ⬇︎
• En finir avec la tactique consistant à accumuler à tout prix des audiences pour l’essentiel composées de lecteurs occasionnels sans perspective d’une quelconque valeur ajoutée.
• Une fois le client accroché, même si le fil est très ténu, il ne faut plus le lâcher. Il doit être contacté, choyé, servi comme une entité précieuse, avec comme but unique sa transformation en client payant pour le produit principal, puis dans un second temps, pour tout ce qui peut l’intéresser.
Dans ce domaine, l’I.A. peut aider. Aujourd’hui, les services d’abonnements ont rarement plus d’une dizaine de data points sur chaque client. Le but doit être d’en obtenir des centaines et de coller une I.A. pour les décortiquer. A partir de là, il est possible de calibrer ses offres avec précision et de les automatiser, non seulement sur le produit-phare, mais sur toute la gamme de services que l’éditeur aura pris soin de développer. Le but est d’organiser un upselling systématique et ajusté au plus près du profil de l’abonné : il est inutile de chercher à vendre un billet de théâtre contemporain à un retraité érudit et curieux qui sera plus intéressé par la master class d’un spécialiste d’affaires internationales qu’il lit régulièrement. Là encore, cela se travaille : le tarif de la conférence est trop cher (le lecteur ne finalise pas son achat) ? On doit être en mesure de proposer immédiatement une meilleure offre qu’il acceptera à tous les coups.
7 . La question de la publicité. Je ne demande qu’à être convaincu de son avenir, mais je n’y crois plus guère : les Gafam se sont appropriés le secteur et ils sont imbattables. Pick the fight you want to win : en l'occurrence, choisir un autre terrain que celui de la pub digitale vendue au poids ; l’expérience montre qu’un sponsoring bien ajusté peut être ultra-rentable. Exemple (pas facilement réplicable, j’admets) des podcasts longs (lire mon post récent sur le sujet ⬇︎), ou encore des conférences haut de gamme, en live ou en format digital.
Dans tous les cas, il semble nécessaire de créer une fonction de chief revenue officer. Cette personne aura la main sur l’ensemble du chiffre d’affaires ; elle fera les arbitrages nécessaires entre les différents départements qui peuvent, de bonne foi, développer des tactiques contradictoires (j’avoue ne pas comprendre pourquoi cette fonction est si peu répandue dans le secteur des médias).
Je comptais terminer cette énumération par la question : un média d’avenir doit-il avoir une version print ? Pour moi la réponse est oui. Mais là encore sous conditions. Je les détaillerai dans une prochaine édition d'Episodiques. D’ici là, merci pour votre temps, vos retours, vos encouragements auxquels je suis très sensible. Bonne semaine.
— frederic@episodiqu.es