L’étrange calcul du New York Times
L’acquisition du site de sport The Athletic par le New York Times est révélateur de la difficulté de maintenir la croissance des abonnements numériques dans la presse.
Supposition : vous dirigez un groupe de media qui est parvenu à accumuler un milliard de dollars de trésorerie. Allez-vous en cramer la moitié pour acheter un site web qui perd 84 cents pour chaque dollar de chiffre d’affaires?
C’est pourtant ce qu’a fait le New York Times en rachetant le site sportif The Athletic pour la somme de 550 millions de dollars.
Son contenu a peu de chances de parler au lecteur non-américain. Il s’agit essentiellement de football, de basket et de soccer, avec un suivi quantitatif laborieux de 270 équipes locales réparties dans 47 régions. Lancé en 2016, The Athletic est un gouffre financier : 54 millions de pertes en 2019 ; 41 millions en 2020 et 55 millions en 2021. La PDG du NYT, Meredith Kopit Levien a indiqué que The Athletic ne serait pas profitable avant 2025, au mieux.
The Athletic fonctionne sur abonnement, ce qui est plutôt sain à l’ère de la déflation généralisée de la publicité. Le prix facial d’un abonnement est de 96 dollars par an si on paie mensuellement ou de 71 dollars si on s’engage sur une année. Dans la pratique, le niveau de revenu annuel par utilisateur (ARPU) est bien plus faible : sous l’effet des promos permanentes, l’ARPU est plutôt d’environ 55 dollars, soit 4,6 dollars par mois, ce qui laissait peu d’espoir pour financer une équipe éditoriale de 450 personnes (dix fois plus que le desk sport du Times).
Malgré une ultime levée de fonds de 50 millions en janvier 2020 (sur un total de 140 millions), les perspectives restaient donc médiocres. Certes, le site revendique 1,2 million d’abonnés, mais on ne sait rien de leur longévité : c’est le problème de tous les médias qui recourent à des soldes permanentes : passée la première année à prix réduit, une grande partie déserte ; cela s’appelle le churn, et c’est même le douloureux secret de tous les sites de presse. Dans ce contexte, rejoindre le New York Times est une belle sortie pour The Athletic. Sa survie est assurée et son expansion est probable.
Côté New York Times, la situation est différente. L’entreprise a aujourd’hui 8,3 millions d’abonnés dont 5,6 millions sur ses produits d’information digitale, 1,9 million sur des verticaux (cuisine, mots-croisés, recommandations d’achat), et 800 000 abonnés fidèles au papier. L’objectif de 10 millions d’abonnés numériques devrait être atteint avant l’échéance qui a avait été fixée par le précédent PDG Mark Thompson. La valeur boursière du NYT a suivi la croissance de son audience : aujourd’hui, la New York Times Company vaut 8 milliards de dollars contre 1 milliard en 2010, et elle dégage une marge d’environ 8%, ce qui est bien pour un média d’information généraliste.
Asymptote en vue
Malgré tout, le ralentissement est perceptible. D’abord, l’ARPU se tasse un peu. Un abonné numérique du NYT rapporte en moyenne 127 dollars par an, ou 10,70 dollars par mois. Par comparison, chacun des 800 000 abonnés papier au New York Times rapporte en moyenne 724 dollars par an, soit 60 dollars par mois. Pour remplacer chaque abonné-papier qui bascule (ou qui meurt, ils sont assez âgés), il faut donc engranger presque 6 abonnés numériques (les ratios sont identiques en Europe). Si on ajoute à cela l’effondrement des ressources publicitaires, il faut effectivement une explosion des audiences numériques payantes pour maintenir les revenus nécéssaires à une machine éditoriale employant 1700 journalistes.
Cette transition a globalement bien fonctionné pour la presse généraliste de qualité qui convertit bien ses abonnés, mais avec un gros bémol : très peu de foyers ont plus d’un abonnement payant à un média.
La raison est connue et elle est résumée par ce graphique :
Tout le problème de l’avenir des médias d’information tient dans cette concurrence avec une multitude de services. Tous se battent, non seulement pour l’attention, mais pour l’allocation de budget des clients. Et le problème est surtout aigu pour les moins de 45 ans.
Si l’on ajoute des facteurs comme une certaine lassitude du modèle d’abonnement devenu universel dans tous les services, le rejet d’une information répétitive et anxiogène, la presse en ligne voit son revenu tendre inexorablement vers l’asymptote.
Même pour une machine d’abonnements performante comme celle du NYT, la croissance ralentit : selon le site The Logic, au cours des trois premiers trimestres de 2020, le Times avait gagné 1,24 million d’abonnés contre 564 000 pour la même période en 2021. Dans le même temps, le coût d’acquisition des nouveaux abonnés a bondi de 76 dollars en 2020 à 255 dollars en 2021.
D’où la quête d’un relais de croissance et le dévolu jeté sur The Athletic. Cette acquisition se fait sur la base d’une valorisation d’abonnés à 458 dollars, soit six à huit années de chiffre d’affaires. Par comparaison, le NYT est valorisé à 880 dollars par abonné. Le Times compte sur un transfert des abonnés de The Athletic vers le navire-amiral, mais là encore, il va falloir faire preuve d’imagination pour que les fans des Broncos (l’équipe de football de Denver) qui se nourrissent de statistiques et de bière, soient pris d’une soudaine envie de lire Paul Krugman ou Maureen Dowd.
De façon plus certaine, cette acquisition renforce l’assise locale du New York Times, souvent perçu comme un media trop national et élitiste. Enfin, une couverture approfondie du sport est aussi un moyen pour le Times de se renforcer sur les autres marchés étrangers anglophones. Mais on voit mal comment le revenu annuel par lecteur numérique ne va pas plonger.
Cette initiative marque en tout cas une évolution intéressante : alors que le numérique a eu pour effet de fragmenter les produits (le meilleur exemple étant la musique, atomisée en morceaux uniques puis vendue par abonnement de streaming), voici le bundle remis au goût du jour comme à l’époque de la presse papier où les pages sports “subventionnaient” la couverture étrangère ou la politique.
Le passé du Times en matière d’acquisition n’est pas non plus de nature à inspirer confiance aux analystes. En 1993, le NYT a racheté lé Boston Globe pour 1,1 milliard de dollars avec l’idée de créer un vaste groupe de presse couvrant l’est des Etats-Unis. Mais le déclin du Globe n’a pas été enrayé et il a été cédé pour 70 millions de dollars en 2013. Idem pour le site About.com, un site de lifestyle, acquis en 2005 pour 410 millions et revendu en 2013 pour 300 millions à Barry Diller le créateur du conglomérat numérique IAC. Diller est une brute de talent qui n’a pas son pareil pour redresser une entreprise ; par comparaison, les gens du Times sont peut-être trop gentils, trop civilisés. On les verra à la tâche avec The Athletic.
— frederic@espisodiqu.es
Bonjour,
Très bel article, merci.
Un petit commentaire concernant le ratio abonnés papier / abonnés électronique. En terme de marge brute il doit être (nettement?) plus faible. Du fait de coût de diffusions papiers (significativement?) plus élevés que la diffusion en ligne.