Les sites de presse sont techniquement à la ramasse
Les éditeurs de presse numérique tolèrent sur leurs sites et applications des défauts qui seraient jugés inacceptables ailleurs.
Ce qui suit reprend la Monday Note #625 parue le 12.07. Le nombre inhabituel de retours m’a incité à partager ces vues avec les lecteurs d’Episodiqu.es.
Je dépense chaque année environ 1500 euros ou dollars d’abonnement pour des sites de presse français et anglophones. La liste comprend les grands classiques plus quelques publications spécialisées sur la tech, l’économie ou les sciences. Mes remarques sont celles d’un utilisateur autant navré qu’exaspéré. Même si cela affaiblit sans doute le propos, aucune critique n’est nominative. Je connais personnellement beaucoup de gens chez ces éditeurs. Ils font ce qu’ils peuvent dans un environnement difficile.
Enumérons, donc.
Identification, login, etc.
Trop souvent, on vous demande de soumettre vos identifiants à chaque visite. C’est horripilant. En principe, rien n’est plus simple que de poser un cookie qui évite ce genre de désagrément. Un grand site anglophone me reconnait comme abonné sur son app mobile, mais pas sur son site ; le même a d’ailleurs une gestion tellement sophistiquée de sa base client, que bien qu’abonné numérique, je suis bombardé d’offres envoyées par la poste. Un autre, grand pourfendeur de l’insécurité numérique ambiante, m’envoie un mail de rappel avec mon mot de passe affiché en clair. Un acte de confiance dans Gmail, sans doute. Pour une modification d’abonnement à une de ses newsletters, un grand éditeur me renvoie le message : “Merci ! Donnez-nous 10 jours pour traiter votre demande”. Noooon ! On est en 2021. Vos produits font face à une concurrence nombreuse et protéiforme, donc protégez vos clients fidèles et incidemment payants !
Moteur de recherche
Faites l’expérience : demandez à un journaliste s’il utilise le moteur de recherche maison pour retrouver ses papiers, ou quoi que ce soit sur le site de son employeur. Réponse quasi systématique : “Tu plaisantes, c’est une daube. J’utilise Google”. OK, le search, c’est compliqué et onéreux, mais c’est aussi une fonctionnalité qui justifie quelques investissements. Non seulement il s’agit de redonner vie à des productions éditoriales qui, par définition, ont une durée de vie très courte, mais de valoriser ce qui coûte le plus cher à produire, comme les reportages, ou des grandes enquêtes, ce qu’on appelle les evergreen.
Un bon moteur de recherche permet par exemple une précieuse curation interne de ce qui fait la richesse d’un média, il améliore les capacités de recommandation, donc doit augmenter le nombre de pages vues par visite, en général anémique. Aujourd’hui, il faut la persévérance d’un archéologue pour trouver ce que l’on cherche sur un site de news. Un détail irritant : sur aucun d’entre eux, il n’est possible d’exhumer le portrait d’une personne qui revient dans l’actu ; ou encore le best of bien présenté sur un sujet d’actualité. Il serait pourtant simple de mettre une série de “tags” catégorisant les articles, en privilégiant ceux à valeur ajoutée.
D’une façon générale, les sites d’information produisent trop d’articles comme si le fait de devoir nourrir la bête des réseaux sociaux justifiait de saturer leur média principal. Il devrait y avoir deux canaux de diffusion : l’un pour tout ce qui est à valeur ajoutée — les formats longs, fruits d’une vraie décision éditoriale et ayant requis un editing approfondi — et un autre flux destiné aux réseaux sociaux. Tout le monde y gagnerait : le lecteur ne passerait pas son temps à pelleter les mêmes infos vues mille fois ailleurs pour déterrer ce qui justifie ses 10 ou 30 euros/dollars mensuels. Ce serait plus gratifiant pour les journalistes qui sont en principe sensibles à la reconnaissance de leur travail. Enfin, le compte d’exploitation des entreprises de presse y gagnerait avec des rédactions plus ramassées, plus focalisées sur la qualité des individus que sur l’ampleur de leurs effectifs, et sans doute plus méritocratiques avec des talents attirés, retenus, valorisés —fin de cette digression néolibérale assumée.
Reprenons.
Lecteur multiple, mais taille unique
Dans le monde merveilleux de la presse en ligne , tous les lecteurs sont égaux. L’information est le grand égalisateur. Après des années de visite parfois multi quotidiennes sur mes sites favoris, leur homepage semble traverser les âges avec la sûreté tranquille de la DS 19 de Roland Barthes. Sérieusement : que je sois un lecteur français passionné d’économie, ou un évangéliste retraité du Dakota, la page d'accueil ne varie pas. Sauf exception, je ne peux “muter” un sujet qui ne m’intéresse pas, ni espérer que mes thèmes préférés remontent en tête selon une simple analyse de mes habitudes de lecture. Imaginez une seconde si, à chaque connexion sur Amazon ou YouTube, tous les utilisateurs avaient la même page standard…
Pages codées en Braille
C’est parfois à se demander si les codeurs d’apps ou de sites de presse sont réellement payés, ou s’ils travaillent pro bono. Sur de nombreux médias, les pages sont tellement mal codées qu’elles “sautent” en raison d’un décalage mal géré entre l’affichage du texte, des images et des pubs ; ou bien, le scroll se fait par saccades (la base, pourtant) ; ou encore cette app qui refuse de garder les pages ouvertes et succombe à un irrépressible besoin de se reconnecter quand on veut poursuivre sa lecture.
Et tout le reste...
Comme par exemple le partage d’un article qui, depuis une app (mais pas sur le site de l’éditeur, allez comprendre) nécessite d'utiliser un laborieux système de crédits, comme si le lecteur allait vider des milliers de pages en les envoyant à ses potes. Quel brillant cerveau du service marketing numérique a imaginé un système aussi ridicule ? Pourquoi ne pas avoir un bouton permettant d’envoyer à soi-même le texte d’un article afin de pouvoir le rechercher par la suite dans Gmail? Ou encore, cette obsession de la protection qui fait que je ne peux pas consulter le site d’un grand éditeur sur mon iPad en même temps que la personne assise à la même table…
Tous ces éditeurs prompts à défendre la portabilité des données - noble cause - interdisent au lecteur qui se désabonne de partir avec les articles qu’il a patiemment sauvegardés dans son dossier personnel… Par un souci excessif de préservation de leur patrimoine éditorial, les versions numériques des sites offrent parfois moins de possibilités que les versions papiers quand il s’agit de se constituer des archives...
Et je passe sur les sites dont le système d’abonnement impose d’en reprendre pour un à son insu, ou ceux dont il est impossible de désabonner, sauf à laisser expirer sa carte de paiement. Ces gens-là savent-ils que sur Netflix — qui évolue dans un environnement bien plus compétitif — on entre et sort comme on veut ?
La pesante culture du papier
Comme par hasard, et cela m’a été confirmé par les nombreuses réactions à mon papier dans la Monday Note, ce sont les sites de presse classique qui souffrent le plus de ces défauts. L’explication est simple : pour beaucoup, le produit “noble” reste le journal ou le magazine ; c’est souvent la position, consciente ou non, du management et des rédactions en chef ; la conséquence est un déséquilibre dans l’allocation de ressources —investissement, compétences— au détriment du numérique. C’est ce qui me fait dire qu’à l’exception d’un tout petit nombre de publications, guère plus de quelques-unes par pays, la plupart des médias traditionnels ne survivront pas. Dans l’information, on ne peut hélas pas construire du neuf sur de l’ancien.
Retard chronique ⇒ destruction de valeur
En ignorant ces insuffisances techniques, les médias d’information perpétuent l’idée d’une industrie chroniquement en retard par rapport aux standards du numérique, incarnés par toute la gamme de services que chacun utilise au quotidien et qui sont devenus la norme.
Plus grave, cela a contribué à convaincre le marché publicitaire que les sites de presse auraient toujours un train de retard. Les annonceurs se sont ainsi trouvés confortés dans leur attraction pour l’efficacité implacable des plateformes qui ont surjoué le ciblage et l’efficacité publicitaire. Ne pas adresser des défauts qui, à première vue, apparaissent mineurs, n’est donc pas sans effet sur la valorisation de l’audience sur le long terme. Or celle-ci, mesurée en revenu moyen par utilisateur (ARPU) ne cesse de baisser pour tous les titres, sur tous les marchés.
— frederic@episodiqu.es