Les journalistes doivent-ils choisir leur patron?
Le vote d’une rédaction pour choisir ou confirmer son directeur de la rédaction est le pire des systèmes. Il en existe d’autres.
• • • La version bullet points :
• Le quotidien Les Echos a les plus grandes difficultés à trouver un patron pour sa rédaction, sur fond de conflit larvé entre celle-ci et l’actionnaire du groupe.
• En cause, le système démagogique qui veut qu’une équipe éditoriale vote ou confirme un nom proposé par la direction du journal.
• Il existe d’autres solutions pour garantir l’indépendance d’une rédaction, sélectionner le ou la candidate, sans le psychodrame du choix imposé par l’équipe éditoriale.
• • • La version Longue
Le quotidien Les Echos a les plus grandes difficultés à se trouver un directeur de la rédaction. Selon les statuts du journal — comparables à ceux de beaucoup de titres français — le directeur (ou la directrice) de la rédaction est proposé par l’actionnaire, en l'occurrence Bernard Arnault, via le conseil de surveillance, avant d'être validé par un vote de la rédaction.
Le 28 septembre dernier, ce système avait connu un raté spectaculaire avec un rejet du candidat de la direction par 67% de voix contre. Depuis, des candidatures internes et externes se sont manifestées, sans emballer le propriétaire du Groupe Les Echos qui commence à s’impatienter, tout comme d’ailleurs la rédaction du journal, lassée d’un intérim bancal.
Donner aux journalistes le pouvoir de choisir leur chef part d’une idée louable : éviter que la lubie d’un actionnaire puisse changer radicalement la ligne d’un journal en nommant une direction aux idées et aspirations contraires aux principes historiquement défendus par la publication. Très bien. Dans les faits, une espèce de jurisprudence confuse et démagogique a débouché ce système de veto consenti aux rédactions qui peuvent donc rejeter un candidat qu’elles jugent inadéquat. C’est le cas au Monde, à Libération, et aux Echos, entre autres. D’autres groupes de presse ont un fonctionnement plus classique où un conseil d'administration (ou de surveillance) choisit et nomme son candidat sans possibilité de recours, exactement comme pour la nomination du PDG dans une entreprise privée.
L’onction par le kolkhoze éditorial n’a que des inconvénients.
Le plus sérieux est de restreindre drastiquement le pool de candidats de qualité dans lequel aller chercher un futur dirigeant. Quelle personne qualifiée, occupant un job solide à l’extérieur, mais tentée par une nouvelle aventure professionnelle, va aller se découvrir ainsi publiquement, annoncer à son employeur et son équipe actuels qu’elle cherche ailleurs, présenter un projet éditorial non seulement à son nouvel actionnaire, mais aussi devant une rédaction inconnue, laquelle l’attend rarement avec des fleurs, avant de soumettre se se soumettre à son vote ? On imagine l’autorité du candidat rejeté retournant piteusement dans son ancienne écurie après avoir été désavoué par celle qu’il convoitait…
Cela encourage donc les prétendants externes qui n’ont rien à perdre, soit parce qu’ils sont chômeurs, soit parce qu’ils sont en fin de cycle là où ils se trouvent, ou que leur nénuphar professionnel est en train de s’enfoncer.
La situation est à peine meilleure pour un candidat émanant de l’interne. Pour être sûr d’être confirmé, il ou elle doit distribuer plus de promesses qu’un politicien dans une république bananière. “C’est comme pour les délégués de classe à l’école : plus de bonbons pour tout le monde, plus de sorties”, commente une journaliste des Echos. Le pire est que ces campagnes vont rarement de pair avec un plan stratégique audacieux, avec les bonnes personnes à la bonne place : en fait, la séduction et les engagements vaseux cibleront les gens les plus influents d’une rédaction, les grandes gueules, les leaders d’opinion interne, lesquels ne sont pas toujours les plus affûtés professionnellement.
Une fois le directeur de la rédaction adoubée par ses pairs, les vrais ennuis commencent. Bien élu (plus de 70%), le lauréat se verra rappeler ses engagements, tandis que l’actionnaire/propriétaire à qui le kolkhoze aura imposé un choix qui n’était pas nécessairement le sien, le gratifiera d’une suspicion vigilante qui lui sera rappelée en permanence. Mal élu (par ex. tout juste la moitié suffrages), il avancera sur des sables mouvants, prenant appui sur les béquilles vermoulues d’adjoints eux aussi soucieux de ne pas trop s’associer avec un chef aussi fragile…
Dans un tel champ de mines, lancer des réformes qui sont souvent nécessaires est une gageure — qu’on me cite un seul projet de modernisation d’une entreprise de presse qui soit populaire...
Même si le nouveau chef ne cherche pas trop à aiguillonner le mammouth, il lui faudra assumer les qualités de bases d’un patron de rédaction : être non pas un autocrate, mais un impresario, valoriser les talents internes, tirer le meilleur de l’intellectuel collectif, ne pas chercher à user de sa fonction et de la réputation du titre au bénéfice de sa propre notoriété, avoir de l’intuition et des réflexes, défendre son équipe contre les pressions extérieures... A l’inverse des pays anglo-saxons, peu de patrons de rédaction en France admettent qu’ils doivent avant tout être au service de leur équipe.
Le recours à un Board of Trustees
Quelle est la bonne solution pour faire en sorte qu’une rédaction bénéficie du meilleur choix possible ? L’alignement parfait entre un actionnaire/propriétaire et la rédaction est rarissime. Cela arrive dans les groupes familiaux par exemple, mais ceux-ci présentent d’autres inconvénients, l’ADN n’étant pas toujours synonyme de compétences (cf. la série Succession, avec ses quotes fameuses du patron-patriarche Logan Roy : “I’m surrounded by snakes and morons”, “You… are not serious people…” (on comprend que Logan Roy succombe à une crise cardiaque avec une telle descendance).
Mettre un écran entre un actionnaire par définition interventionniste (rares sont ceux qui résistent à la tentation) est souvent indispensable. La meilleure solution est sans doute de recourir à un Board of Trustees : le propriétaire d’un titre de presse constitue un groupe diversifié d’individus réputés pour leur expérience, leur expertise, et leur indépendance, capable de débattre et de prendre des décisions uniquement en fonction de l’intérêt de l’entreprise dont ils ont la charge. Tous s’engagent sur une charte. J’ai vu ce système à l'œuvre en Scandinavie, et cela fonctionne bien. Dans un journal comme le Guardian, ce système a donné la meilleure équipe dirigeante avec Alan Rusbridger comme directeur de la rédaction entre 1995 et 2015 —même si son leadership éditorial fut un peu trop déconnecté de la trivialité du compte d’exploitation (le Guardian est essentiellement un trou noir de pertes).
En tout cas, cela semble le meilleur moyen de régler les grands conflits et de gérer les passations de pouvoir importantes. Lorsque des changements s’imposent, le Board of Trustees crée un comité de sélection qui examine, en toute confidentialité, les candidatures internes ou externes, éventuellement les suscite, passe au crible les projets rédactionnels exactement comme on fait une due diligence sur un projet économique. Tout cela sans le barnum d’une élection interne, avec son cortège de psychodrames, de revanches mesquines contre l’actionnaire et d’humiliations individuelles.
Les groupes de presse n’ont jamais eu autant besoin de gouvernances solides où les visions de l’actionnaire, de PDG et de la direction de la rédaction sont alignées. Il est temps d’innover dans ce domaine.
— frederic@episodiqu.es
passionnant, et inquiétant de voir la faible réactivité des lieux de formation à vos suggestions... au-delà de la question du coût de la formation pour les rédactions qui investissent toujours faiblement dans les compétences. Un vrai sujet.
Merci Frédéric pour cette toujours aussi passionnante newsletter.
On a les patrons que l’on mérite … et l’inverse est vrai, non ? 😊