Les boutiquiers de la French Tech
La France a enfin ses 25 licornes. Bien. Bravo. Mais il est urgent de définir d’autres indicateurs de performance pour préparer l’avenir.
La French Tech égrène ses licornes comme une mamie coche sa liste de courses : 23, 24, 25 licornes, bam ! On y est. L'objectif, fixé par Emmanuel Macron, est atteint. Le chiffre n’est pas complètement certain, selon que l’on compte ou non les entreprises renégates qui se sont installées aux Etats-Unis. Mais on ne va pas chipoter : ce score révèle une vraie vitalité de l’écosystème français. Le fait d’avoir des valorisations importantes donne de la puissance aux entreprises autant qu’il contribue à renforcer les compétences financières et techniques. C’est une validation incontestable.
Cela posé, voici cinq remarques :
1. Une French Tech… américaine
Le point commun de l’écrasante majorité des licornes françaises est de financer leur croissance en faisant appel à des fonds de capital-risque américains. Ils sont plus puissants, plus organisés, plus aptes à fournir un accompagnement, à donner accès à un réseau, à ouvrir un marché et surtout à organiser une belle “sortie” (introduction en bourse, vente ou fusion).
Ce faisant — et c’est complètement occulté dans la narrative tricolore — ces entreprises deviennent de facto américaines. Dès lors qu’un groupe d’actionnaires a apporté 80% du capital d’une entreprise, il est en mesure d’imposer le management, la stratégie, la culture, et les administrateurs n’auront aucun scrupules à placer leur dirigeants à la première secousse.
2. Prééminence du e-commerce , pas de deep tech
Le palmarès des licornes françaises est dominé par des entreprises de e-commerce et des marketplaces. C’est même un des marqueurs du secteur. D’ailleurs, c’est parfaitement assumé par la French Tech qui a mis à sa tête, Clara Chappaz, ancienne chief business officer de Vestiaire Collective (quel nom bizarre) qui donne dans la fringue de seconde main. Chappaz a tout pour elle : elle est jeune (32 ans), compétente, “fille de” — l’entre soit est toujours important en France, en l’occurence son père est Pierre Chappaz un des pionniers de l’internet marchand —, et femme. Très bien. C’est un choix. Mais est-ce le bon ?
Car dans ce groupe des 23 ou 25 licornes françaises, aucune n’opère dans les deep tech, ces technologies de ruptures sur lesquelles repose l’avenir industriel du pays : intelligence artificielle, biotech, blockchain & crypto, cybersécurité, informatique quantique, new space, etc. Par comparaison, celles-ci représentent à peu près un quart des licornes américaines ou chinoises et la totalité des startups israéliennes. Hormis pour la fripe, ou les soldes, ce n’est pas en France que s’invente le XXIe siècle technologique.
3. L’obsession de la comm
En France et plus largement en Europe, la tech, c’est avant tout une affaire de communication. Sur le plan réglementaire par exemple, la France a développé une spécialité qui “claque” bien, qui sont les amendes infligées aux Gafams. Des centaines de millions d’euros de pénalité à Facebook, Apple, Amazon ou Google, c’est simple comme un coup de fouet, facile à comprendre et à reprendre par des journalistes paresseux.
Peu importe que le montant de ces amendes se réduise à quelques heures de chiffre d’affaires des géants américains — qui réalisent collectivement plus de deux millions de dollars par minute — ou que ces sommes soient largement provisionnées en début d’exercice. Du côté de l’encaisseur, elles font partie de la routine budgétaire et sont devenues une ligne comme une autre à Bercy ou à Bruxelles. L’impuissance des autorités de régulations compte peu au regard de la résonance médiatique.
Cette obsession des bénéfices d’une communication est court-termiste et néfaste à l’action politique effective de la France et de l’Europe face aux dérives de la Big Tech.
La French Tech a besoin d’autre chose que d’un leadership incarné par le diaphane secrétaire d’Etat au numérique Cédric O ou de Clara Chappaz — quelles que soient leurs qualités. Chappaz est une erreur de casting qui envoie un mauvais message sur la mission d’une French Tech censée stimuler l’innovation technologique de la France. Je pourrai citer dix ingénieures trentenaires, brillantes, maîtrisant la technique autant que le business, dotées d’une culture internationale, dont la surface et l’expérience auraient donné bien plus de gravitas à l’écosystème des startups françaises.
4 . Trouver la bonne mesure de performance
La comptabilité de boutiquier consistant à dénombrer des licornes françaises n’est certainement pas le meilleur indicateur de performance. Cédric O, ou mieux, la personne qui lui succèdera (voir plus haut) devra développer une autre approche en mesurant par exemple :
• Tout ce qui a trait à la formation des ingénieurs et cadres. La France produit d’excellents ingénieurs, mais en trop petit nombre. Plus grave, ils sont majoritairement issus des grandes écoles et très peu des 87 universités françaises.
• La propension de l’enseignement supérieur français à travailler avec le privé. Dans ce domaine, la France est plus que médiocre avec une sphère académique qui, dans le meilleur des cas, va développer des relations honteuses avec le privé. Or la capacité à rapprocher les deux est un point commun dominant dans les pays les plus performants en Europe, et partout dans le monde.
• La diversité des personnels techniques qualifiés (féminisation, origine, nationalité).
• L’origine des capitaux dans les phases de croissance des entreprises. La logique voudrait que la part internationale tende à se réduire à mesure que le tissu financier français se densifie. On manque de visibilité là-dessus.
5. Comparaison européenne
Dans sa dernière édition du Digital Economy and Society Index (DESI), la Commission Européenne compare les différents pays de l’Union. Voici, en cinq graphiques où se situe la France (encadrés rouges) :
• Capital humain, autrement dit l’emploi dans le numérique, la France est 14e :
• Pour la connectivité, la France est à la 18e place, avec des opérateurs et des régulateurs qui font moins bien que la moyenne européenne :
• L’intégration des technologies numériques dans la vie économique : 20e place :
• L’intégration dans les services publics, où la France fait mieux que la moyenne de l’UE quoique se situant à la 13e place. C’est ballot pour le pays européen qui bat des records en matière de dépense publique :
• Enfin, dans ce graphique composite, la place des femmes dans l’usage de la technologie ︎; il serait bien de viser le peloton de tête, surtout dans la partie “skills & employment" :
J’arrête là. Oui, l’écosystème de la tech française est en train d’effectuer un rattrapage spectaculaire, et il ne s’agit pas de le rendre responsable des piètres performances évoquées ci-dessus.
Mais il y a bel et bien un problème d’objectif et de leadership dans la technologie française. Et le plus tragique est que cette question est totalement absente du débat public dans cette période cruciale pour l’avenir du pays.
— frederic@episodiqu.es
Factuel, cash et clair.
Très bonne analyse!