L’économie de la paresse a levé 15 milliards de dollars
Des flots de capitaux se déversent sur les services de livraison rapide et plus largement sur le vaste secteur de l’économie de la flemme. Avec des ratios financiers intenables.
A San Francisco, il y a les habitués du frisson bio qui se rendent le weekend dans la vingtaine de Farmers Market de la ville pour acheter une salade à 4 dollars ou une tranche de fromage de chèvre à 20 dollars. Et puis il y a ceux qui envoient un Uber à l’autre bout de la ville pour aller chercher quelques pizzas exceptionnelles pour leur coloc dont les membres sont en légère surcharge pondérale, ou qui se font livrer leur dîner ou le moindre snack en cliquant sur une app.
Ce sont les mêmes.
Ils ont un généreux pouvoir d’achat, sont pressés, technophiles et d’une impatience compulsive. Ils ne peuvent pas attendre, encore moins marcher dix minutes. Ils empruntent une trottinette en libre-service pour faire deux cents mètres, et oublient leur éco-anxiété, l’espace d’une commande sur Amazon Fresh, Doordash, UberEats, ou autres.
Ce sont les acteurs de l’économie de la paresse, un secteur qui explose dans toutes les grandes villes.
A Paris, les couloirs du métro sont envahis par des publicités pour tous ces services impossibles à distinguer les uns des autres autrement que par l’intensité de leur matraquage promotionnel. Tout comme à Londres, Berlin, Amsterdam avec Dija, Gorillas, Flink, Weezy, GrubHub, Jokr…
Le plus surprenant est que ces entreprises parviennent à attirer autant de capitaux. Normalement, tout investisseur avisé serait fondé à les éviter sur la base d’un simple examen des repoussoirs suivants :
Concurrence féroce
Scalabilité médiocre (elle dépend du nombre de livreurs)
Absence de barrière à l’entrée ou de technologie différenciante
Obscénité environnementale
Une solide contribution, en revanche, à la gig economy et sa précarité endémique
Un environnement sévèrement réglementé
L’ombre portée du géant Amazon, plus rentable, plus performant, plus implacable dans son exécution.
Et pourtant, les investisseurs, par peur de ne pas en être, se bousculent.
Aux Etats-Unis et en Europe, les 10 plus gros livreurs d’épicerie à domicile ont collectivement levé près de 15 milliards de dollars.
Histoire de mettre les choses en perspective, cela représente deux fois les sommes levées par SpaceX ou trois fois les financements cumulés de Moderna et BioNtech, dont la contribution à un monde meilleur (“make the world a better place”, selon le motto crétin de la Silicon Valley) est autrement plus significative.
Et je laisse volontairement de côté les robots urbains comme ceux-ci ↓(qui se financent plus modestement)...
…ou encore la galaxie des fournisseurs de “micromobilité”, concept ridicule, mais bien marketé qui n’est que la consécration de l’échec des grandes villes à offrir des transports urbains convenables.
Le fantasme urbain de l’épicerie à domicile est aussi vieux qu'internet. Au tournant des années 2000, la Baie de San Francisco ne jurait que par Webvan ou Kozmo. Généreusement financées et survalorisées, ces deux entreprises n’avaient pas la rigueur logistique d’un Amazon et elles ont disparu dans la supernova de la bulle internet.
Aucune chance que cela tienne davantage en 2022. L’Allemand Gorillas a levé 1.3 milliard de dollars depuis sa création en 2019 ce qui en fait la licorne la plus rapide de l’Ouest, alors que Jokr (430 millions levés) livre surtout des pertes à ses investisseurs avec 8 dollars de déficit pour un dollar de chiffre d’affaires.
Même si la logistique, mûe par la data et l’IA est plus performante qu’il y a 20 ans, ce secteur est bien trop encombré pour être viable (même en partant du principe qu’il peut y avoir des Covid-22, 23, 24…) Il y aura au mieux des consolidations à prix cassés.
La seule gagnante de cet écosystème malade sera l’industrie de la perte de poids — salles de gym, articles de fitness — car avec cette sédentarité bien entretenue, l’unique indice en hausse sera celui de la masse corporelle des clients.
— frederic@episodiqu.es
Cher Frédéric merci de cet article salutaire écrit d'une plume trempée dans l'acide ! Ayant vécu en" live" l'aventure il y a 4 ans, j'avais été surpris par les couts de recrutement et de fidélisation, la faiblesse des paniers moyens, le cout de préparation et de livraison, et bref... l'impossibilité de simplement atteindre un semblant de rentabilité (et nous, on ne livrait pas en 10 minutes, et nous on avait l'argument produits locaux ... ). Il y a 6 mois, deux pages du figaro saumon s'extasiaient sur ces Gorillas etc, qui savaient trouver le moyen de lever 100 millions facile... Et en 2 pages, pas une seule ligne sur le business model, la scalabilité, ou simplement, la marge. Rien. J'ai fini par me demander si "avoir énormément d'argent à investir" ne rend pas con ?
Merci Frédéric pour cette excellente lecture de coin du feu.