Le sottisier du souverainisme numérique (suite)
Cogner sur Doctolib, comme l’a fait une universitaire la semaine dernière révèle la pauvreté du débat sur l’indépendance technologique de la France.
Cette semaine, la palme (très disputée) des inepties proférées sous le louable prétexte de défendre la souveraineté numérique, revient à Johanna Habib, professeure en sciences de gestion à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste des questions de technologie et de santé.
Dans une interview au Parisien du 03.04.21, elle s’en prend à Doctolib en ces termes:
“C’est un outil qui a su devenir incontournable, pour les patients comme pour les professionnels de santé. D’une adoption volontaire, on est désormais parfois passé à une adoption contrainte. Après l’accord passé en 2016 avec l’AP-HP, on ne peut quasiment plus prendre de rendez-vous dans un hôpital parisien sans passer par Doctolib. Il est extrêmement compliqué en région francilienne d’obtenir un secrétariat hospitalier au téléphone.
Des acteurs numériques sont arrivés il y a quelques années dans le secteur de la santé et ont pris le contrôle des données. Doctolib assure que l’hébergement de ces données respecte le RGPD et que ces dernières sont chiffrées. Mais on peut s’interroger sur le périmètre de ce chiffrement. En lançant l’application Tous AntiCovid, le gouvernement a mis en avant la souveraineté nationale. Avec Doctolib et d’autres, on a un vrai problème de souveraineté. La CNIL a d’ailleurs alerté sur toutes ces applis utilisées en temps de crise sanitaire.”
Nouvelle preuve que l’idéologie naît de la confusion et de l’ignorance, la professeur Habib mélange tout:
Sur la notion d’une “adoption contrainte” : si Doctolib a pris cette place, c’est bien parce que les hôpitaux publics français, et plus généralement le ministère de la Santé, ont été incapables de monter un système de prise de rendez-vous à distance. Et on ne parle même pas de mettre en place de la télé-consultation à l’échelle nationale ; cela relève de la science-fiction —même si, partout où elle est pratiquée, elle permet de réduire l’engorgement des hôpitaux et de limiter les contaminations. Si douloureux que ce soit pour les tympans de la professeure Habib, le privé comble une faille laissée béante par le public.
Doctolib n’est donc pas une “contrainte”, mais un service commode, né du fait que beaucoup de praticiens n’ont pas de secrétariat et que, depuis toujours, les services des hôpitaux sont injoignables.
L’arrivée des “grands acteurs du numériques” n’a rien à voir avec le problème : cela fait des années que tous les pays du monde compilent leur données de santé. C’est un instrument de politique publique et de recherche essentiel. Celles de nos patients sont tellement protégées par les corporatismes administratifs confortés par la CNIL, que les chercheurs français travaillent souvent sur des données (agrégées, anonymisées) d’Europe du Nord, comme l’a montré mon enquête dans L’Express le mois dernier.
Sur le chiffrement des données, “…il convient de s’interroger…”. OK. Au lieu de vous interroger, vérifiez: les données de Doctolib sont en passe d’être chiffrées “de bout en bout” (end-to-end encryption). C’est un processus long et complexe qui consiste à créer des milliards de clés de chiffrement. Ce travail est réalisé par une belle petite startup française, Tanker.io. (Cela étant, Doctolib pourrait être plus transparent sur ses efforts en matière de chiffrement alors qu’un demi-million de fichiers sont retrouvés sur le Dark Web comme l’a révélé Libération en Février dernier.)
“Avec Doctolib, on a un vrai problème de souveraineté…” Mme Habib sait-elle que Doctolib est une entreprise française financée à hauteur de 225 millions d’euros par des fonds majoritairement nationaux, ce qui est plutôt une exception parmi les licornes nationales? Voici d’ailleurs la cartographie du financement de Doctolib:
L’universitaire confond tout quand elle évoque pêle-mêle l’application “Tous AntiCovid” (effectivement barricadée par la CNIL en une affligeante singularité européenne), le stockage des données, le chiffrement, les hackers du Dark Web et le cynisme des assureurs-santé américains. Il s’agit de vrais enjeux, mais qui ne sont pas vraiment liés.
Manque de chance pour la professeure Johanna Habib, Doctolib est exactement le genre d’entreprises technologiques dont la France a besoin. Elle a pris une place de choix sur un marché en pleine transformation et devrait prendre une dimension européenne. Quoiqu’encore en amélioration, sa gestion des données est plus rigoureuse que la plupart des autres entreprises privées qui manipulent des données des patients dans les hôpitaux. Quant au stockage des informations, si Doctolib met les siennes sur un serveur (européen) d’Amazon Web Services, c’est simplement qu’il n’y a pas d’offres comparables en France, ni en termes de services, ni en termes de prix. Donc, si le secrétariat d’Etat au numérique Cédric O, au lieu de flatter l’échine de la French Tech, se penchait sérieusement sur le problème, il pourrait justement invoquer les énormes besoins d’un Doctolib, pour favoriser l’émergence d’un cloud tricolore au lieu de pleurnicher sur les décombres fumants du cloud low-cost d’OVH, présenté il y a encore quelques mois comme une fierté nationale.
— frederic@episodiqu.es