Le rapport australien prémonitoire
Une analyse de la Cour des comptes australienne remontant à janvier 2020 révélait les fissures dans le contrat des sous-marins d’attaque français.
Il est fascinant de voir à quel point la narrative de cet accident diplomatico-industriel est encore dominée par l’idée que les Australiens se sont conduits comme des malotrus, alignés sur des États-Unis cyniques.
La réalité est que ce contrat a été traité par-dessus la jambe par Naval Group, tandis que l’appareil diplomatique censé le soutenir était aux abonnés absents (voir post précédént, Une humiliaiton exemplaire).
Dans une édifiante interview au Sydney Morning Herald, l’ambassadeur de France à Canberra, Jean-Pierre Thébault, affirme :
“Ajoutant l’insulte à la façon de faire, nous avons des rapports crédibles venant de la presse indépendante, que je remercie, sur le fait que tout cela était en préparation depuis 18 mois. Ce qui signifie que nous avons été dupés depuis 18 mois.
Si [ces] rapports sur une trahison imminente et un double langage sont avérés — ils n’ont pas été contredits — il s’agit d’une rupture de confiance majeure et d’un très mauvais signal”.
On peut vraiment s’interroger sur le fonctionnement des services de l’ambassade de France qui ne pouvaient ignorer que ce contrat prenait l’eau depuis presque deux ans. Passons sur la légèreté des Français rapportée par la presse, avec des Frenchies systématiquement en retard aux réunions (surprise), et qui avaient tendance à reporter tout ce qu’ils pouvaient “à la rentrée” — syndrome qui rend fou tous les partenaires industriels de la France à l’étranger.
On voit assez bien le schéma.
Plus précis et plus embarrassant est l'examen d’un rapport de l’Australian National Audit Office, l’ANAO, l’équivalent de la Cour des comptes française, intitulé Future Submarine Program — Transition to Design.
Ce rapport est daté du 14 janvier 2020, le mot “risk” y apparaît 106 fois.
Le texte de 53 pages fait la part belle aux incertitudes associées à ce contrat, hors-normes par son ampleur et par le fait, souligne le rapport, qu’il est construit sur un “partenariat stratégique”, par opposition à “un achat sur étagère” de matériel.
Il évoque les craintes d’un capability gap, autrement dit d’une zone de vulnérabilité accrue, entre l’obsolescence des antiques submersibles Collins, de la génération précédente et l’arrivée des nouveaux navires français.
Ne serait-ce que cette préoccupation aurait pu être adressée de diverses façons pour assister une Australie de plus en plus inquiète. La Chine a aujourd’hui, la plus grande flotte militaire au monde, de l’aveu même du Pentagone et son influence se renforce sur tout le Pacifique sud-ouest.
Il était par exemple possible de stationner un sous-marin français d’attaque dans la région, co-opéré par les marines française et australienne, sous des prétextes d'entraînement dans le cadre du contrat. C’eût été un geste fort envers toutes les parties prenantes. Comme les Américains semblent l’avoir envisagé, cela pouvait aussi prendre la forme du leasing d’un bâtiment.
Tout cela était faisable : en 1985, après l'insurrection kanake en Nouvelle-Calédonie, le gouvernement français avait envoyé le sous-marin nucléaire d’attaque Rubis qui avait fait surface un beau matin dans la rade Nouméa, après 35 jours de navigation. Cela avait fait son effet sur les capacités de projection militaire française, tout comme l’an dernier lorsque le sous-marin nucléaire d’attaque Emeraude a fait escale à Perth, sur la côte ouest de l’Australie, accompagné d’un navire de support technique.
Rien de tout cela n’était simple à mettre en œuvre, ni vraiment conventionnel, mais : un, cela se fait dans les contrats d’armement aux gestations toujours interminables; deux, il s’agissait de sécuriser un contrat en péril.
Le plus important est d’ailleurs soulignée explicitement par l’ANAO (les passages en gras sont de mon fait):
Le programme dit de ‘Sous-marin du Futur’ connaît déjà un retard de neuf mois dans sa phase de conception par rapport aux étapes fixées par le ministère de la Défense, et deux de ces étapes essentielles viennent d’être différées.
Le ministère de la Défense a mis en évidence des désaccords avec Naval Group sur des questions commerciales et techniques [engineering], qui ont eu un impact sur la progression du contrat. (...)
Les deux étapes-clés — l’étude de concept et celles des systèmes - ont fait l’objet d’extension de délai. En conséquence, le ministère de la Défense ne peut justifier que la dépense de 396 millions de dollars australiens [€246m] sur la conception du Sous-marin du Futur ait permis de boucler ces deux étapes. (...)
Le ministère de la Défense a déployé divers systèmes d’évaluation du risque sur ce programme et a mis en œuvre des stratégies d’atténuation du risque [mitigation strategies]. L’évaluation générale du risque sur le programme du Sous-marin du Futur est classée “haute” et le ministère de la Défense a informé le gouvernement de son évaluation sur ces risques spécifiques.
On résume dans le calme : plus d’un an et demi avant le psychodrame de la semaine dernière :
• L’exécution du contrat accuse déjà neuf mois de retard dans ce qui n’est qu’une phase initiale.
• Les partenaires ont des différends sur la partie commerciale et technique. (Sur quoi sont-ils d’accord ? Le menu de la cantine?)
• Les auditeurs australiens se demandent à quoi a servi une tranche significative du contrat déjà dépensée.
• L’administration australienne envisage déjà des “stratégies d’atténuation”, autrement dit des alternatives dans lesquelles le gouvernement américain s’est engouffré. Il faut dire que l’administration Biden disposait d’un observateur attentif qui n’est autre que Lockheed Martin, l’autre partenaire, fournisseur des systèmes d’armes, qui va donc retrouver ses habituels collègues sous-traitants du Pentagone, General Dynamics Electric Boat et Northrop Grumman.
On est donc loin de la version officielle française qui tend à exonérer les insuffisances de l’appareil militaro-diplomatique national.
Dans une savante combinaison d’orgueil (nous, les submersibles on sait faire), de condescendance (pensez, l’Australie, 25 millions de rednecks) et d’inadaptation aux pratiques du monde d'aujourd'hui, la France a sous-estimé quatre facteurs:
• L’obsession australienne face à sa vulnérabilité stratégique.
• Les priorités de l'administration Biden, identiques aux précédentes.
• La solidité de l’alliance anglo-saxonne ; celle-ci est incarnée par l’accord Five Eyes sur le renseignement électronique incluant, sous l’égide des Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Australie, et la Nouvelle-Zélande ; la France avait tenté de rejoindre cette alliance, mais l’administration Obama avait refusé en invoquant un manque de fiabilité de la France, l’accent français façon Maurice Chevallier de François Hollande n’avait pas dû aider à convaincre.
• L’exaspération de Canberra sur le déroulement d’un contrat en phase préliminaire donc encore facile à déboucler.
Dans les business schools américaines, on apprend trois choses : tout faire pour que le client, par essence volage, soit satisfait et verrouillé ; se mettre à sa place pour mieux anticiper ses mouvements ; enfin “sous-promettre et sur-délivrer” (Amazon en a même fait son crédo). Des notions totalement étrangères aux hauts fonctionnaires et aux militaires français. Un changement de culture — et de leadership — s’impose.
—frederic@episodiqu.es
Beaucoup de french bashing un peu gratuit ici et peut être inutile. Je n’ai pas lu de commentaire sur 25 millions de rednecks dans les réclamations officielles françaises. Je trouve qu’on est plus en France aujourd’hui à voir nos défauts que de la ramener et qu’au contraire les anglo-saxons sont devenus suffisants dans les affaires.
Par ailleurs qu’un sujet aussi complexe perde du temps au moment de l’initialisation est courant et plutôt rassurant dans le sens où la conception est la phase critique qui peut planter tous le projet. Il est préférable de perdre du temps en conception pour ne pas se reposer de question en réalisation. De ces retards on peut aussi penser que les australiens ont voulu revoir leur copie et donc modifier les attendus du projet, ce qui est en phase avec le changement stratégique perçu au final.