Le problème à trois corps des universités américaines
Le départ de la présidente de Harvard, Claudine Gay, marque peut-être le début d'une évolution profonde dans l'éducation supérieure aux États-Unis.
Claudine Gay n'était pas à la hauteur pour diriger l'Université de Harvard.
C'est avant tout pour cela qu'elle a été poussée à la démission. Sa chute s'est déroulée en deux étapes : une désastreuse audition au Congrès, qui lui a valu un déluge de critiques de tous bords, et un motif plus académique, la découverte d'une série de plagiats dans ses écrits, pourtant modestes au regard de l'envergure de son poste.
À lire la presse libérale américaine, la présidente de Harvard serait tombée dans "un piège" qui lui aurait été tendu par la droite américaine. Le 5 décembre, lors d'une audition devant le Congrès, la représentante très républicaine de l'État de New York, Elise Stefanik, avait demandé aux trois présidentes d'universités — Harvard, Université de Pennsylvanie et le Massachusetts Institute of Technology — si l'appel au génocide des Juifs violait le code de conduite des établissements en matière de harcèlement et d'intimidation. Les trois femmes avaient répondu que cela "dépendait du contexte".
Un piège ? Non. La question a été posée à trois reprises par la parlementaire républicaine. La mention du "contexte" n'est pas survenue dans le feu d'un débat. Elle semblait alors refléter une position réfléchie des trois présidentes. Elizabeth Magill de l'université de Pennsylvanie a été la première à démissionner face aux critiques – hystériques chez les Républicains – assez nombreuses mais gênées dans le camp démocrate. Pour obtenir le départ de Claudine Gay, il a fallu exhumer une accusation de plagiat dans ses écrits universitaires. Sally Kornbluth, du MIT, académiquement plus solide, a pour l'instant sauvé sa place.
La polémique a révélé le triple problème dont souffre Haarvard et par extension l’université américaine :
1 . Le DEI ex machina. DEI signifie Diversity, Equity, Inclusion. Noble principe qui vise à donner leur chance aux minorités, extension contemporaine de l'affirmative action confirmée par la Cour suprême en 1978.
Claudine Gay est un pur produit du DEI. Elle lui devait son poste bien plus qu'à son parcours académique qui se résume à moins d'une douzaine d'articles scientifiques essentiellement centrés sur les questions d'inégalités raciales. Elle n'a publié ni livre, ni contribution notable dans son domaine. Son recrutement a été l'un des plus expéditifs, alors que ce genre de nomination consiste habituellement à chercher le profil exceptionnel qui combinera l'excellence académique, la capacité à diriger une grande organisation et un sens politique aigu. Claudine Gay a été choisie exclusivement pour sa parfaite compatibilité avec le dogme du DEI, et à ce titre consacrée par la gouvernance particulière de l'université.
2 . L'entre-soi de la gouvernance. Ce qui fait office de conseil d'administration à Harvard est en fait composé de deux entités : la Harvard Corporation et le Board of Overseers. Le premier est opaque et composé d'académiques, d'avocats et de dirigeants d'entreprises qui se cooptent entre eux et sont confirmés par une vague approbation du second conseil. Celui-ci est composé d'anciens de Harvard et élus par d'autres anciens. Comme dans les autres institutions, le risque d’une injection de sang neuf est donc contenu.
3 . Trop d'argent, trop cher. Le principal rôle d'un président d'université aux États-Unis consiste à lever des fonds. Dans le cas de Harvard, il s'agit de nourrir l'opulente dotation en capital (endowment) qui atteint 50 milliards de dollars. Cette réserve est gérée comme un fonds d'investissement, et ses dividendes contribuent pour une bonne part au budget de fonctionnement de l'institution.
L'autre source de revenu vient des frais de scolarité. Une année à Harvard ou à Stanford coûte plus de 100 000 dollars par an — même si une grande partie des étudiants bénéficie de bourses. En moyenne, les étudiants américains déboursent 60 000 dollars par an pour une université privée, et la moitié moins pour une institution publique (à condition d'être résident localement, autrement Berkeley coûte aussi cher que Stanford).
Comme si cela ne suffisait pas, les frais de scolarité ont augmenté trois fois plus vite que l'inflation depuis 1980 (depuis deux ans, cette hausse s'est ralentie, principalement sous l'effet du COVID-19) :
La conséquence est donc une dette étudiante qui frôle, en moyenne, les 30 000 dollars par tête, avec des pointes à 200 000 dollars pour les cycles longs comme les études de médecine. Joe Biden avait prévu d'annuler une bonne partie des 430 milliards de dollars prêtés aux étudiants par l'État fédéral, mais cette proposition a été retoquée par la Cour Suprême. Si on ajoute les sommes avancées aux étudiants par le secteur privé, l'encours est de 1750 milliards de dollars. À titre de comparaison, celui de l'ensemble du crédit immobilier en France est de 1300 milliards d'euros.
Les grandes universités américaines sont donc hors de prix et ultra-élitistes. Leurs dirigeants l'admettent et le revendiquent. Il y a quelques années, Harvard avait reconnu qu'elle pourrait sans problème doubler le nombre d'étudiants sans que la qualité de l'enseignement en souffre. Mais comme pour le secteur du luxe, la préservation de la rareté fait partie de l'équation. Ces grandes institutions sont donc de parfaits vecteurs de la reproduction sociale.
Depuis une dizaine d'années, elles sont aussi devenues le temple du wokisme le plus absolu et la notion de free speech y est sélective. L'université américaine est donc une machine à fabriquer un segment totalement déconnecté du reste de la population. D'où un effondrement de la confiance. Selon un sondage Gallup de l'été dernier, en 2015, 28 % des Américains estimaient que le système d'éducation supérieure était digne de confiance ; ils ne sont plus que 17 % à le penser, une chute de 11 points. Et lorsqu'on examine le détail par affiliation politique, le gouffre est immense : l'opinion positive des Républicains est passée de 56 % à 19%, un effondrement de 37 points. Même chez les Démocrates, le tassement est significatif (voir ci-dessous).
Cette défiance a toutes les chances d'avoir été renforcée par la poussée de l’oppostion à Israël qui a fracturé les campus américains. Dans ce contexte, le dérapage des trois présidentes de Harvard, de UPenn et du MIT symbolise les excès du wokisme et l’apologie d’une liberté d’expression à géométrie variable. Au moment où plusieurs grandes universités — dont Stanford — sont en processus de recrutement de leur président, les critères de choix, comme les missions sont susceptibles d'évoluer de façon drastique.
Dans un prochain post, j'évoquerai comment l'université devra adapter son enseignement au marché du travail des prochaines décennies.
— frederic@episodiqu.es