Le peuple vs. Wall Street : la guerre ne fait que commencer
La finance américaine a désormais ses gilets jaunes. Ils peuvent infliger des dégâts considérables.
La finance américaine a ses gilets jaunes. Au lieu de brûler des palettes sur les ronds-points, les Jacline Mouraud du Nebraska ont un PC ou un smartphone, un compte chez le courtier Robinhood, se retrouvent sur Reddit, chassent en meute et sont mûs par le même sentiment de déclassement qui mènent au fantasme d’une revanche sociale dévastatrice.
Voici cinq éléments qui font croire au début d’une guérilla inquiétante pour les marchés boursiers, avec comme conséquence une explosion de la volatilité et un possible risque systémique.
1. L’irrationalité absolue. Là où les analystes des hedge funds qui ont vendu à découvert les actions GameStop, BlackBerry, et AMC avaient construit des modèles cohérents, les “Redditors” du forum r/Wall Street Bet, ont agi de façon purement instinctive et grégaire.
2. La puissance de la #RedditArmy : en début de semaine dernière, le forum Reddit qui a mené la charge comptait moins de 5 millions de membres, il en a 8.5 millions aujourd’hui. Or, la corrélation est évidente entre le niveau d’activité sur les réseaux sociaux et les volumes d’échanges quotidiens, comme le montrent ces deux graphiques :
3. L’effet Robinhood. L’application de trading Robinhood, même si vilipendée pour avoir tenté de contenir l’envolée des cours, reste privilégiée par les day traders. Mieux, son adoption explose: en octobre, la firme avait 13 millions de comptes ouverts, elle en a 20 aujourd’hui. Pour le seul mois de janvier, l’application a été téléchargée 3 millions de fois, et vendredi 29 janvier le rythme était de 600.000 par jour, essentiellement par des utilisateurs jeunes dont une grande partie sont également sur Reddit.
La caractéristique de Robinhood, est d’avoir éliminé toute friction dans les transactions boursières : pendant des décennies, les brokers ont fonctionné sur des commissions élevées (3%-5%), Robinhood les a réduites à zéro, se rémunérant sur un écart infime à une autre étape de la transaction (le spread). Le résultat a été une fluidification du marché et une démocratisation sans précédent du trading amateur.
4. Le levier des options. Comme les pros par le passé, les day-traders peuvent jouer sur les options dont le principe est d’exercer un énorme effet de levier sur le sous-jacent, c'est-à-dire l’action cotée. Il s’agit de prendre un contrat d’achat (call) ou de vente (put) sur des actions, ou un autre produit financier. Simple dans son principe, le trading d’options peut donner lieu à des stratégies extrêmement complexes. Pour une somme très faible, on peut acheter des volumes importants. On a ainsi vu un trader investir 53.000 dollars et se retrouver avec un profit de 11 millions lorsque le titre s’est envolé. Mais si le marché se retourne, les pertes peuvent alors être aussi du même ordre. C’est ce qui a fait perdre aux hedge funds environ 20 milliards de dollars, et pour un d’entre eux, la moitié de sa valeur.
5. Le profil sociologique des nouveaux day-traders
Ils sont le produit de la double crise : celle, américaine, des inégalités croissantes, de la précarité et du déclassement, et celle, globale, de la pandémie. Une grande partie des acteurs de la jacquerie de la semaine dernière ont perdu leur emploi dans la crise du Covid. Ils se retrouvent avec du temps libre, parfois un pécule (ou s’endettent), et une envie collective d’en découdre. Au plus fort de la crise, Leon Cooperman le patron d’un hedge fund vociférait contre cette attaque des manants et contre la démocratisation du day-trading : “Cette notion d’équité est un concept totalement bullshit. C’est un moyen d’attaquer les riches”. Il a raison sur le dernier point, la revanche sociale est une clé essentielle pour comprendre cette histoire :
Ce credo “ils nous ont plumé en 2008, et n’ont pas été inquiétés” (au demeurant vrai) a reçu du coup un soutien qui a transcendé les clivages politiques, depuis la sénatrice socialiste-démocrate Alexandria Ocasio-Cortez jusqu’à l’ultra-conservateur Ted Cruz, en passant par Elon Musk ou le professeur d’économie Robert Reich, tout le monde y est allé de son soutien à la vague populiste qui s’est “payée” les hedge funds.
Wall Street va devoir vivre avec une menace inédite
Le premier élément sera une volatilité accrue. Rappelons que les actions concernées par ce mouvement ont connu des mouvements uniques : +1745% pour GameStop, +839% pour la chaîne de cinéma AMC, + 279% pour Blackberry. Le marché des options a lui explosé avec, pour le mois de janvier, des volumes quotidiens jamais vus depuis... 1973 !
Le second sera une imprévisibilité totale sur toutes des actions cotées, à la merci d’une lubie, populiste et déconnante (le cri de ralliement était “YOLO”, You Only Live Once). Plus aucune entreprise n’est à l’abri de cette frénésie.
Les prochaines victimes
Une soudaine passion des day-traders peut surgir sans prévenir : un rapport sur une entreprise recourant au travail d’enfants (attention les fabricants d'électroniques !), ou un groupe industriel impliqué dans un scandale écologique, ou encore une valeur boursière que la meute a décidé de protéger, et ce sera la curée. La boule de neige peut enfler très vite: rappelons que les day-traders enragés ont brièvement propulsé un distributeur de jeux vidéo moribond, à une valorisation supérieure à celle de Carrefour ou Delta Airlines, deuxième compagnie aérienne américaine. L’argument selon lequel ces spasmes sont anecdotiques ne tient donc pas. Vendredi 29 janvier à Vevey en Suisse, personne ne riait chez Nestlé lorsque le géant alimentaire est apparu dans le viseur des traders de Reddit.
Par ailleurs nul ne peut prédire avec certitude l’ampleur d’un risque systémique si le millefeuille combinant l’effet de levier et les impératifs de couverture imposés par les chambres de compensation (les clearing houses) venait à chanceler. Pour se couvrir, Robinhood a dû lever en quelques heures un milliard de dollars, et la perte des hedge funds se situe quelque part entre l’équivalent de la capitalisation boursière de Michelin et d’Axa.
Wall Street va devoir vivre avec cette nouvelle menace.
—Frederic Filloux ( frederic@episodiqu.es)