Le “monopole” ou l’incantation des losers
Arianespace s’est fait doubler par SpaceX sur tous les sujets. Du coup son patron crie au monopole. Classique.
Il en va de l’espace comme du cloud computing et bientôt de l’intelligence artificielle. Quand les grandes technostructures françaises perdent pied dans un domaine — en général au profit d’un acteur américain - elles dénoncent un monopole en devenir et exigent la protection des régulateurs.
Stéphane Israël, patron d’Arianespace, a de nouveau déployé cette rhétorique la semaine dernière lors d’une conférence à Genève où il a déploré le grand nombre de lancements effectué par SpaceX qui déploie son immense constellation Starlink destinée à offrir partout dans le monde un accès ultra-rapide à internet. Ce qui l’agace le plus est qu’au passage, la fusée Falcon 9 est devenue un autobus orbital qui embarque des satellites de toute nature et nationalités, parfois avec seulement quelques semaines de délai. Les parts de marché d’Arianespace en souffrent.
Stéphane Israël, invoque un "risque de monopolisation de fait" de l'espace. "Nous voulons un espace qui reste accessible aux activités humaines, mais nous refusons un espace Far West. C'est vraiment notre responsabilité de faire en sorte que l'orbite basse soit durablement praticable". Il n’a pas tort sur ce point : l’ampleur de la constellation Starlink (à terme 42 000 satellites) accroît les risques d’encombrement sur certains plans orbitaux. Mais le patron d’Arianespace serait sans doute moins critique si l’Europe n’avait pas laissé le champ libre à un acteur qu’elle a commis l’erreur de prendre de haut.
Quatre loupés majeurs
Arianespace, jadis fleuron de la technologie européenne, et plus largement l’Agence spatiale européenne (ESA) ont laissé passé tous les trains spatiaux importants de la décennie :
1 . L’arrêt de la navette spatiale en 2011 sans solution de remplacement pour la Nasa, ouvrait un boulevard pour Arianespace avec la nécessité des transports vers la station spatiale et la mise en orbite de charges lourdes. C’est ce qu’Elon Musk a compris en mettant au point sa capsule Dragon, dont l’étude a été lancée en 2006 avec un premier vol en 2010 dans le cadre du contrat COTS pour Commercial Orbital Transportation Service. La France invoque la préférence américaine pour les fournisseurs de la Nasa, mais l’argument est fragile puisque les Américains ont dû recourir à des lanceurs et véhicules russes pendant les neuf ans de glaciation qu’a connu le secteur spatial public américain. Pendant tout ce temps, des capsules Soyouz et cargos Progress ont acheminé équipages et matériel vers l’ISS. Nul doute qu’Arianespace avait une place à prendre.
2 . Les fusées réutilisables. En 2015, trois ans après que SpaceX soit devenu le premier opérateur privé à arrimer une capsule à l’ISS, et que les boosters de ses fusées commence à être récupérés, Stéphane Israël se montrait un brin condescendant:
“C’est une belle réussite technologique dans le cadre d’une mission en orbite basse qui demandait peu de performance au lanceur, libérant ainsi celle exigée par la récupération. Mais pour l’équation économique, les choses restent encore très incertaines. Perte de performance liée à la récupération, moindre cadence industrielle, coût de remise en état de l’étage, difficulté à convaincre les clients d’utiliser un lanceur d’occasion, incertitudes sur la fiabilité: ce serait une erreur de considérer que la réutilisation est l’alpha et l’oméga de l’innovation de rupture dans le domaine des lanceurs.”
Il a été démenti sur toute la ligne: sur la cadence, SpaceX effectue un lancement toutes les deux semaines ; son système a réduit les prix comme jamais ; le “lanceur d’occasion” a prouvé sa fiabilité au point d’être utilisé pour les vols habités (il fallait oser). Et enfin, le concept a permis à SpaceX de remporter le contrat des futures missions vers la Lune avec sa fusée géante Starship, entièrement réutilisable.
3 . Les constellations de satellites. Elles font l’objet d’une compétition acharnée entre de multiples opérateurs privés avec des satellites allant de quelques dizaines à quelques centaines de kilos lancés en grappes. Ces engins seront connectés entre eux pour offrir des myriades de services allant de l’observation terrestre à l’internet spatial.
4 . La place dans le New Space. Le secteur est peuplé de dizaines de startups qui se positionnent sur des lanceurs ultra-flexibles et peu onéreux. Arianespace avait la possibilité d’élargir sa gamme, sans doute au moyen d’acquisitions ou de prises de participation, il a préféré rester sur le marché des gros satellites. Certes, le constructeur évoque maintenant la nécessité de construire des micro lanceurs. Mais les places seroint chèrement défendues (les clients de SpaceX s’engagent par contrat à l’informer s’ils trouvent moins cher ailleurs).
A sa décharge, Stéphane Israël a un job impossible. Il doit compter avec l’Agence Spatiale Européenne et ses 22 membres, sa politique, ses intérêts nationaux. Il n’a pas les mains libres comme n’importe quel CEO et son board ne pousse guère à l’aventure.
Face à cela, Elon Musk a construit SpaceX sur le principe du faster, cheaper, better. Ironiquement, la formule avait été énoncée pour la première fois en 1992 par Daniel Goldin, alors administrateur de la Nasa. La technostructure de l'agence spatiale avait rapidement noyé l'idée, estimant impossible d'avoir les trois à la fois. Musk a prouvé le contraire, non seulement avec SpaceX, mais aussi avec Tesla.
En Europe, on est plutôt sur le slower, heavier, bitter (plus lent, plus lourd et plus amer).
— frederic@episodiqu.es