Le mirage des newsletters
Pour beaucoup de journalistes, spécialement aux Etats-Unis, elles constituent une alternative au carcan des rédactions traditionnelles et à la censure ambiante.
A SciencesPo, j’enseigne une classe intitulée “Exploring The News, From Mass Communication to Personalized Information”. 94 étudiants, en grande partie anglophones, assistent à ce cours. On y parle de la fabrique de l’information, des média émergents, des business models et évidemment des plateformes, dont on dissèque la responsabilité et l’impact sur l’économie de l’information.
Chaque session nécessite 50 à 80 “slides” avec des chiffres, des graphiques, et des exemples. C’est un énorme travail d’autant que la nature du sujet impose de refaire l’essentiel du cours chaque année (il est certain qu’enseigner l’art costumier au XVIe siècle est plus… immuable). Pour un journaliste, l’exercice est précieux. Il force à faire des recherches approfondies, autant que pour un long article, et à construire un message efficace destiné à une audience captive mais diversement attentive.
Le cours de ce lundi était consacré à l’explosion des newsletters rédigées par des journalistes ou des spécialistes d’un secteur. La possibilité de créer en quelques clics une publication en ligne dont on va maîtriser tous les aspects (éditorial, audience, promotion), est tentante. Mais est-elle une alternative crédible au journalisme classique ? Peut-on en vivre décemment?
Voici les éléments principaux du cours:
1. L’essor spectaculaire des newsletters s’explique par quatre facteurs :
L’industrie des médias connaît une crise sans précédent, aggravée par la pandémie qui catalyse des problèmes existants. Résultat : les titres ferment et les licenciements se multiplient partout dans le monde.
De plus en plus de journalistes sont fatigués par le modèle des rédactions traditionnelles qui peinent à se moderniser avec leur ossifications hiérarchiques, une agilité de tortue dans les processus de décision, des priorités éditoriales souvent déconnectées des attentes du lectorat.
L’effet de la “cancel culture” dans les rédactions américaines, où tout point de vue jugé non conforme par la minorité vociférante vaut excommunication. De grandes signatures en ont fait les frais. Parmi elles : Glenn Greenwald, co-fondateur de The Intercept qui s’estime avoir été censuré ; Andrew Sullivan, ostracisé par ses collègues de New York Magazine pour pensée déviante ; Matthew Iglesias, co-fondateur de Vox Media, qui ne s’y sentait plus à sa place, etc.
La facilité de créer rapidement une newsletter de bonne tenue, gérer ses abonnés, et éventuellement sa monétisation grâce à des services qui n’existaient pas cinq ans plus tôt.
2. La notion de “l’actif transférable”
Jusqu’à maintenant l’aura d’un journaliste était associée à la marque qui l’employait. Cette idée est en train de changer. Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, la “marque personnelle” n’a jamais été aussi visible et surtout, cette notoriété est mesurable. Car chacun a son audience, parfois importante et donc il peut la prendre sous le bras et partir ailleurs. C’est sur cette idée que se construisent les ambitions individuelles.
3. Le business model des newsletters
Vivre d’une newsletter nécessite, soit de se choisir une niche en pariant sur une différenciation qui peut se vendre assez cher, soit jouer sur le volume en partant d’un taux de conversion raisonnable appliqué à une large audience. Typiquement, une personne ayant créé une newsletter avec 20.000 abonnés gratuits peut espérer convaincre 5% de son audience de payer 10 euros (ou dollars) par mois ce qui, après les frais et commissions peut se traduire par un revenu de 80 000~90 000 euros par an — à condition de produire énormément et d’avoir trouvé le bon segment de marché.
4. L’exemple de la professeure d’histoire du Boston College
Heather Cox Richardson, 58 ans, enseigne l’histoire du XIXe siècle. C’est une spécialiste renommée de cette période. Chaque jour (!), elle publie un essai de 1000~1200 mots (4~5 pages) sur un sujet d’actualité présenté dans un contexte historique. Elle met d’abord son texte sur sa page Facebook où elle a 1,4 million d’abonnés, puis envoie sa newsletter à ses 350 000 abonnés dont une bonne partie paie 5 dollars par mois pour avoir le privilège de laisser des commentaires et d’engager la conversation (au passage c’est un excellent moyen de garantir un bon niveau dans les échanges). D’après Ben Smith, le chroniqueur media du New York Times qui l’a interviewée, l’universitaire réaliserait un chiffre d’affaires de plus d’un million de dollars avec sa newsletter. L’exemple est certes extrême mais est intéressant. Aujourd’hui, une plateforme comme Substack et d’autres peuvent permettre de construire un business viable. Les journalistes mentionnés plus haut, des auteurs spécialisés sur l’économie ou la technologie parviennent à dégager un revenu plusieurs fois supérieur à ce qu’ils gagnaient auparavant.
5. Les newsletters sont-elles la panacée pour les journalistes?
Non (hélas). Quatre raisons à cela :
Le vibrant écosystème des newsletters risque de souffrir des mêmes maux liés à l’abondance numérique où la médiocrité tend à noyer la qualité, rendant impossible de distinguer “le signal du bruit”.
Toute newsletter va se heurter au nivellement de la dépense discrétionnaire de l’interface numérique. Celle-ci met au même niveau la décision de s’abonner à Netflix, à un site de rencontres, à un service de streaming, de commander un Uber, ou d’acheter un repas sur Deliveroo. Le grand niveleur est le téléphone portable dont l’interface unifiée réduit à zéro l’arbitrage dans le processus de décision. Le secteur de l’information a payé un lourd tribut à cette implacable mécanique : là où l’on pensait que le différentiel de prix entre un journal papier et sa version numérique (50% à 80% moins cher) favoriserait la multiplicité des abonnements, on constate que l’aiguille ne bouge gère avec rarement plus d’un abonnement à un media numérique par foyer.
Le bon journalisme est une occupation onéreuse. En dehors de quelques grandes signatures opérant sur le vaste marché anglophone, rares seront les auteurs capables de dépenser les sommes nécessaires à produire autre chose que du jus de crâne (domaine où la prétention est inépuisable mais l’excellence rare).
Idem pour la qualité générale de la production. Une newsletter professionnelle impose en principe de payer un relecteur compétent. Et on ne parle même pas de rémunérer des assistants de recherche ou des fact-checkers. Pour ces raisons, il est difficilement envisageable d’espérer un journalisme ambitieux — investigations ou des reportages à l’étranger — qui soit financé par une newsletter.
6. L’entrée en scène du Big Money
Cette semaine, la plateforme de newsletters Substack a annoncé une levée de fonds de 65 millions de dollars pour une valorisation de 650 millions (soit plus que la valeur d’un quotidien comme le Los Angeles Times). Avec un tel financement viennent des obligations de croissance difficiles à tenir. D’où la constitution “d’écuries” de grandes signatures (en tout cas par leur marketabilité). Cela risque de sacrifier l’idéal d’accessibilité des talents qui était jusqu’ici associé au concept de newsletter. Sous une forme accélérée, on risque de voir la même dilution de l’esprit libertaire et utopiste qui avait accompagné la naissance de l’internet.
7. L’arrivée des plateformes
Début mars, Facebook a annoncé son intention de créer un service identique à Substack, destinée aux créateurs indépendants, tandis que Twitter, avec l’acquisition de Revue, va offrir la possibilité de monétiser ses followers (du moins c’est l’idée).
Facebook va offrir de la puissance grâce au fantastique effet de levier de son réseau social et d’Instagram (avec à terme, des ponts vers WhatsApp), tandis que Twitter parie sur le potentiel monétisable de ses 192 millions d’actuels mDAUs (monetizable daily active users) qu’il espère voir grimper à 315 millions d’ici fin 2023.
Il est permis de nourrir quelques doutes sur ces initiatives. Concernant Facebook, on se demande bien quel auteur de newsletter ira benoîtement confier sa base d’abonnés — en théorie ce qu’il a de plus précieux — à une entreprise connue pour exploiter sans vergogne les moindres recoins du profil de ses utilisateurs. Pour ce qui concerne Twitter, un follower est loin, très loin, de constituer un abonné, même gratuit, à une newsletter : il y a un monde entre cliquer sur le bouton “Suivre” un aboyeur à 280 caractères et lui donner accès à sa boîte aux lettres électronique —
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12 personnes pour 65% des contenus anti-vaccins sur Facebook
C’est le principe de Pareto à la puissance n : selon étude du Center for Countering Digital Hate, les deux tiers des posts sur Facebook sont attribuables à seulement une douzaines de comptes hyperactifs sur le réseau social. Le plus prolifique est tenu par un ostéopathe de Floride, Josepj Mercola, qui a 3,6 millions d’abonnés. (ft.com €)
13 000 km: Facebook et Google vont construire un câble sous-marin entre les USA et l’Asie du Sud-Est
Le Pacific Light Cable Network reliera Los Angeles à Taiwan, Hong Kong, Singaport et les Philippines. Il aura une capacité de initiale de 144 terabits par seconde (avec une importante réserve inutilisée). De quoi affoler un peu plus ceux qui redoutent une global domination de la Big Tech. (PLDC Global)
$22 milliards pour des casques de réalité virtuelle
Le Pentagone a choisi Microsoft pour la fourniture de 120 000 paires de HoloLens customisées pour l’armée de terre. Montant: 21,88 milliards de dollars sur 10 ans. Ca fait plus de 180 000 dollars le casque. (CNBC)
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— frederic@episodiqu.es