La saga Peloton [Version updatée]
Peloton est emblématique du fitness chic aux Etats-Unis, mais aussi des excès de la tech américaine marqués par l’entre soi, la cupidité, et une déconnexion croissante avec l'économie réelle.
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Peloton, ce sont des vélos statiques noir satiné, polis comme des armes et des treadmills futuristes. Le concept est soutenu par un lot d’accessoires sophistiqués et des programmes d’entraînement avec des instructeurs beaux et sympas.
Peloton ferait passer un magasin Decathlon pour un dépôt Emmaüs.
Peloton Interactive Inc. a été introduite en bourse le 26 septembre 2019. Fixée à 29 dollars, son cours était déjà tombé à 27 dollars à l’issue de la première séance.
Les données à retenir sur Peloton :
Il y a un an, Peloton valait 50 milliards de dollars. Si on compare aux valeurs du CAC 40, cela met le fabricant de matériel de fitness au niveau de l’industriel Safran qui fabrique des moteurs d’avions et de l’équipement aérospatial pour le monde entier et qui est ultra-profitable.
Sur un an, le titre Peloton affiche -83%. La société perd de l’argent. Sa valorisation est tombée à 8 milliards de dollars. Cela met la valeur de chacun des 5,9 millions de “membres” à 1355 dollars. Mais si l’on ne prend en compte que ceux qui paient de façon régulière leur cotisation (2,3 millions de personnes), la valorisation d’un client monte à presque 3500 dollars, soit 5 fois plus qu’un abonné au New York Times par exemple. Cela pour un sportif en chambre.
Chaque membre de Peloton rapporte environ 500 dollars par an grâce à un système d’abonnement qui jouit d’un énorme taux de rétention (merci le Covid).
Un investisseur qui a acheté du Peloton au moment de l’IPO est toujours en perte. Vendredi, le cours a fini à 24 dollars, mais… (voir plus loin)
Voici ce qui fait de Peloton la startup-bulle par excellence :
1. Une entreprise est censée apporter une solution à un problème (soulager un pain point). Celui adressé par Peloton est l’immense ennui que connaît tout pratiquant de fitness ; courir, pédaler, soulever de la fonte est monstrueusement rasoir. Donc tout ce qui peut le “gamifier” est bienvenu et valorisable (on peut aussi choisir de s’instruire avec des podcast, mais chacun ses goûts…). Peloton, avec ses engins design et son système d’entertainment vidéo bien ciblé a saisi cette opportunité. Mais ce n’est pas non plus la formule du Coke.
2. La barrière à l’entrée érigée par Peloton est faible. Reproduire les appareils de gym n’est pas très compliqué ; ils ne reposent sur aucune technologie particulière et ne performent pas mieux que des produits concurrents trois fois moins cher.
Peloton est certes parvenu à développer très rapidement un réseau social pour riches — technophiles essentiellement — dotés d’un indice de masse corporelle enviable ou désireux de l’acquérir. C’est cette mécanique qui a permis à Peloton de lever la somme extravagante de 1,9 milliard de dollars (dont 900 millions de dette). Mais cette mécanique sociale (les instructeurs, les amis-hamsters qui confrontent leurs performances) n’est pas non plus difficile à répliquer.
3 . La dépendance du P&L de Peloton à la qualité du produit et à la logistique est énorme. Or ce sont deux domaines où l’entreprise n’a pas délivré : elle a dû rappeler des treadmills défectueux (29 enfants blessés), a connu de sérieux problèmes d'approvisionnement et sa chaîne logistique était tellement onéreuse que le fabricant a dû se résoudre à facturer au prix fort la livraison de ses machines pour ne pas perdre davantage sur chaque vente.
4. L’effet conjoncturel du Covid est, espérons-le, en passe de se réduire. Même au début de la vague Omicron, il suffisait de lire la presse américaine pour détecter une “Peloton fatigue” d’ailleurs souvent narrée en termes cocasses.
5 . L’entreprise est intrinsèquement corrompue dans le sens où elle était conçue pour enrichir vite et fort ses fondateurs. Deux exemples : sa double structure d’actionnariat qui permet un verrouillage de la gouvernance et émascule pour de bon le conseil d'administration (domaine dans lequel Facebook est champion). Le second signe étant ses ventes d’initiés, largement documentées comme le veut la réglementation boursière américaine.
Car il y avait du WeWork dans la gestion de Peloton. Le fonds d’investissement “activiste” Blackwells Capital LLC ne s’est pas privé de le noter dans une lettre cruelle où il demande publiquement le scalp du CEO John Foley. Sont cités les ventes d’initiés pour des centaines de millions de dollars au bénéfice du management qui était bien placé pour anticiper les conséquences de ses erreurs ; ces cessions, légales même si peu éthiques, ont rapporté à John Foley 115 millions “alors que les actionnaires ont perdu 40 milliards de dollars”, note Blackwells.
Autres manquements révélateurs du pourrissement interne de Peloton, l'acquisition de 30 000 mètres carrés de bureau dans Manhattan avec un bail sur 20 ans pour minimiser les trajets de Foley… qui avait offert un poste de direction à son épouse.
Quel avenir pour Peloton ?
Vendredi, après la clôture du Nasdaq, le cours a miraculeusement rebondi de 25% suite à une rumeur, rapportée par le Wall Street Journal, selon laquelle Amazon serait intéressé par une acquisition.
Dans sa lettre énervée, Blackwells recommande une vente de l’entreprise, citant comme acquéreur possible Nike, Disney, Sony, ou évidemment Apple. L’idée est que Peloton peut se vendre sur une triple valeur perçue : celle d’un service de fitness haut de gamme — avec une structure démographique plus Tesla que Twingo — , celle d’une entreprise d'entertainment avec des programmes ad hoc ; ou porteuse d’un vaste réservoir de données-utilisateurs.
En bonne logique, ce triptyque a de quoi attirer du monde. En fait c’est surtout la décote du titre, couplée à un revenu par client de 500 dollars annuels assorti d’une rétention record qui sont attractifs.
Pourquoi Apple n’achètera pas Peloton
Cette affirmation n’est pas sans risque, mais voici les arguments :
Il y a une forte duplication entre les 6 millions de clients de Peloton et le milliard de possesseurs d’un iPhone. Le gain en parts de marché et en ARPU serait donc insignifiant pour Apple.
Les données-utilisateurs d’un vélo ou d’un tapis de course, même chic et choc, ne sont rien en comparaison des petaoctets générés chaque jour par les 100 millions d'Apple Watch en service.
Apple n’a pas toujours brillé dans l’acquisition de hardware grand public. Exemple, les écouteurs Beats, aujourd’hui relégués en fond de rayon dans les Apple Stores au profit des ingénieux Airpods, déclinés en une gamme immensément profitable.
Apple dispose du plus grand et du plus secret laboratoire de fitness au monde où s’inventent les dix ans à venir. Quand il entre sur un segment, c’est pour le dominer. Si Apple veut développer des appareils, il le fera bien mieux que Peloton sur tous les plans : design, intégration avec ses produits existants, service client, qualité générale ou optimisation de la supply chain.
Apple a une haute idée de son éthique. Or Peloton ne sent pas seulement la transpiration. Une acquisition ferait plonger le cours d’Apple qui a déjà bien souffert depuis le début de l’année.
Les prochaines semaines seront intéressantes à suivre.
—frederic@episodiqu.es
Update, mardi 8 février
• John Foley a été démis de ses fonction de CEO de Peloton, mais, miracle fréquent dans boards américains, il reste
executive chairman
.
• Le fonds activiste Blackwells LLC trouve que John Foley devrait se retrouver sur le trottoir du 441 Ninth Avenue avec ses effets personnels dans un carton en hélant Yellow Cab — comme les 2800 personnes qui seront licenciés dans les jours / semaines à venir pour compenser les mauvais résultats de Peloton.
• Cette réduction représente 20% des effectifs de Peloton qui n'avait pas lésiné sur les embauches.
• Foley est remplacé par Barry McCarthy, ancien CFO de Spotify et Netflix, ce qui, au moins promet une gestion au cordeau.
• Blackwells Capital estime que Peloton doit se vendre sur une base de 65 dollars l'action (laquelle cote 30 dollars actuellement), soit une valorisation escomptée de 24 milliards de dollars, ce qui met Peloton prix d'un groupe comme Veolia. On parle là d’une entreprise qui fabrique des vélos d'appartement et des tapis de course, qui perd de l'argent et qui anticipe une chute de 16% de ses revenus sur son année fiscale.
Des fois, sur un malentendu, ça peut passer. — FF