La presse et le numérique, retour sur trente ans d’accident industriel (2/2)
Les médias ont raté le coche du numérique. Ce n’était pourtant pas une fatalité. Entre autres, ils ont maintenu un antagonisme viscéral avec la tech. 2eme partie.
• • • La version bullet points
• Comment la presse s’est murée dans la certitude d’une supériorité intellectuelle et morale
• L’incapacité mutuelle des médias et de la tech à développer une relation de confiance
• La soumission des rédactions à la comm
• • • La version Longue
La première partie du sujet se trouve ici. J’y évoque ce qui a a fait la suprématie de la tech (l’obsession du client et l’investissement technologique) ; la ré-intermédiation des médias par la tech qui a capturé la relation-client (rien que ça) ; les promesses des plateformes qui ont aboutit à la création d’audiences médiocres.
Voici donc la suite de l’argumentation.
Le magistère moral et intellectuel
“Nous sommes la presse, nous détenons le magistère moral, le monde nous doit tout. Nous sommes puissants et incontournables. Les politiques sont à notre pogne, si vous, les geeks de la tech, vous persistez à vouloir nous plumer, on met en branle tous les relais dont nous disposons, le public nous soutiendra parce que vous êtes américains, trop puissants, et que tout le monde vous déteste”. J’ai entendu ces points de vue un nombre incalculable de fois. Cette infatuation est un des péchés originels les plus dévastateurs de la presse, surtout en Europe et dans des pays modestes comme l’Australie ou le Canada. C’était en tout cas le climat entre les médias et les plateformes. Invocation de la noblesse du travail intellectuel par opposition à la religion de la croissance et de la domination globale. La morale devait l’emporter ; les médias étaient du bon côté de l’Histoire.
Il faut admettre que l’idée a fonctionné un temps, comme en France, par exemple, où cet antagonisme a été le moteur d’accords d’importance entre la presse et Google. Il faut se souvenir d’Eric Schmidt en 2013, alors patron de Google, venant en urgence à Paris pour signer un accord entre Google et la presse nationale sous l’égide du président de la République, François Hollande. Présentés comme des victoires, ces accords étaient de courte durée. Et lorsqu’il a fallu travailler dans un autre cadre juridique comme celui des droits voisins appliqués au numérique – un échafaudage intellectuel insensé –, l’ambiance avait changé. Les géants de la tech ont fini par se lasser de cette pression incessante de la presse européenne soutenue par ses gouvernements respectifs et par la Commission Européenne, la plus grande maison de correction antitrust jamais inventée, avec presque 13 milliards d’euros d’amendes infligées par l’UE depuis 2009 à la Big Tech (en grande partie méritées).
En tout cas, cette boîte à gifles législative a contribué à dégrader le climat. La puissance de Bruxelles et des conflits dans certains pays (Australie, Canada) ont aussi diffusé une toxine néfaste dans l’écosystème, avec une Big Tech de moins en moins motivée à aider la presse. L’année 2023 a été marquée par un démantèlement discret mais systématique des équipes chargées des partenariats avec les médias et d’une grande partie des dispositifs d’aide. Le dernier en date à être abandonné est le programme Facebooks News qui va cesser aux Etats-Unis et en Australie, Meta invoquant une chute de 80% du trafic sur l’onglet information de Facebook (cette baisse est évidemment le fait de Meta qui a la main sur ce que voit son audience). Des programmes comme le soutien aux abonnements subsistent, mais ils sont essentiellement orientés vers les grands éditeurs – et sont terriblement déflationnistes.
Zéro confiance entre la tech et les médias
L’échec le plus lourd de conséquences des trois dernières décennies reste l’incapacité des médias et des géants de la tech à développer une relation de confiance. Les intérêts étaient pourtant convergents : les médias pouvaient bénéficier d’un savoir-faire technique dans lequel ils ne voulaient obstinément pas investir, et les plateformes avaient besoin de contenus de qualité pour rendre plus pertinents leurs moteurs de recherche, les systèmes de recommandation, et aujourd'hui les modèles d’I.A.
Mais ce constat n’a pas résisté à un antagonisme devenu viscéral. En Europe, les croisés de la souveraineté numérique, mûs par un solide anti-américanisme et invoquant l’arrogance de plateformes souvent peu fiables dans leurs engagements, ont contribué à creuser le gap.
Je me suis trouvé des deux côtés de la barrière pendant la période 2013-2015 lorsque je travaillais aux Echos, lequel participait avec d’autres éditeurs européens au développement de la Digital News Initiative imaginé par Google : un solide système de financement et d’accompagnement de projets destinés à améliorer l’exploitation des titres de presse. Au cours de multiples réunions à Paris, Londres, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Madrid, New York, ou San Francisco, nous avons dépensé beaucoup d’énergie à mettre en place tout cet appareillage. La quinzaine de médias européens qui étaient au cœur du DNI ont effectivement cherché à développer des projets novateurs. Mais une grande partie des groupes qui se sont agrégés par la suite au DNI – notamment français – n’ont pas joué le jeu et se sont contentés d’aller taper dans les poches profondes de Google comme s’il s’agissait d’une énième caisse de subventions pour financer des projets qui n’avaient rien d’innovant (l’un d’entre eux a ainsi construit un somptueux studio vidéo, un autre une appli low tech, aux frais de Google).
Cette attitude n’a pas été appréciée aux Etats-Unis. Combien de fois ai-je entendu la rengaine, “Vous les médias êtes médiocres techniquement ; les bons ingénieurs sont chez nous. Et tout ce que vous trouvez à faire et de capter les ressources que nous mettons à votre disposition pour des bénéfices à court terme, tandis que vos rédacteurs nous crachent à la figure et que vos patrons lobbyisent vos gouvernements pour mieux nous taxer…” Pour exagérée que soit cette perception, elle a continuellement miné les relations.
Se diviser pour mieux perdre
Hormis dans leur instrumentalisation des politiques, les médias n’ont jamais su faire front commun face aux géants de la tech. Alors que les opérateurs de télécoms étaient fréquemment condamnés pour toutes sortes de collusions, les groupes de presse se sont ingéniés à passer des accords séparés pour obtenir des conditions meilleures que le voisin, sans considération pour l’intérêt collectif. Les plateformes ont été ravies d’enfoncer une série de coins dans ce secteur corruptible et désordonné.
Et les leçons du passé n’ont pas porté quand on voit les accords qui se profilent dans l’intelligence artificielle où les médias vont créer leur propre concurrence en échange de montants misérables (lire un post précédent Presse et I.A. ou le syndrome du scorpion)
La prise de contrôle par la comm
En Europe comme aux Etats-Unis, la presse est de plus en plus soumise à la sphère de la communication. En mai 2022 aux Etats-Unis, le ratio était de 6 personnes travaillant dans les relations publiques pour 1 journaliste. Il devrait augmenter considérablement dans les années à venir. Outre le déséquilibre des effectifs, la comm gagne en compétence. Les agences de relations publiques, ou de communication stratégique (elles intègrent tous les métiers) recrutent des consultants expérimentés, bien connectés et connaissant remarquablement le secteur dont ils ont la charge et maîtrisant parfaitement la mécanique à mettre en œuvre pour faire passer leurs messages auprès de leurs honorables correspondants dans les médias. Les journalistes économiques ont apporté un généreux contingent à ce système, au point que la presse spécialisée a les plus grandes difficultés à pourvoir les postes d’encadrement.
Les communicants sont face à des journalistes pour l’essentiel peu compétents, mal formés, paupérisés, et encadrés par des rédactions en chef ultra cajolées. Certes, il subsiste dans la plupart des rédactions d’excellents enquêteurs, mais leur travail est noyé dans le fatras d’une couverture moyenne et finalement complaisante. Et si elle ne l’est pas suffisamment, la comm corporate est en relation directe avec les managers des rédactions qui sont d’autant plus prompts à les satisfaire les communicants et leurs clients que beaucoup y termineront leur carrière.
Les conversations avec d’anciens collègues “passés de l’autre côté” sont toujours savoureuses. Ici, c’est le responsable d’un important groupement professionnel qui raconte son échange avec le rédacteur spécialisé d’un grand quotidien : “– (le dircom) : Bon, mon patron va annoncer telle chose. – (le journaliste) : Ah, OK. Tu peux me faire une interview sur deux feuillets et demi”? Et le dircom se retrouve à rédiger un entretien prêt à publier suffisamment aigu pour être crédible, mais d’une distance critique modérée. Ou alors ce grand restaurateur qui relance un concept chic et cher pour son établissement ; afin de ne rien laisser au hasard, il s’offre une excellente critique gastronomique moyennant quelques milliers d’euros versés à la femme du chroniqueur qui a sa micro-entreprise de conseil (j’ai les noms). Dans la majorité des services économiques, le pire accident qui puisse arriver à un rédacteur est d’être ostracisé, privé d’accès ou pire, de voyages de presse.
Autrefois, on recrutait un rédacteur spécialisé pour son expertise, aujourd’hui, la qualité de son réseau dans la comm sera un plus. Les plus roués des communicants se vantent de tenir les rênes courtes à “leurs” journalistes, et d’être en mesure de placer ce qu’ils veulent dans les pages ou les tranches horaires des radios. Vu du côté des médias, cela donne des journalistes qui présentent à leurs chefs, avec une touchante sincérité, une “exclu” avec les bonnes feuilles d’un livre, l’accès à un rapport, l’interview d’un auteur ou d’un patron, lesquels ne sont en fait que les éléments d’un plan de comm élaboré par ceux-là mêmes qui étaient jadis aux commandes des rédactions. Personne ne moufte, on ne va pas casser une horlogerie aussi fine et équibrée.
Avec un brin de nostalgie, je me souviens du cas de Walt Mossberg, du Wall Street Journal (il deviendra par la suite une star du journalisme tech) dans les années 1980 ; travaillant au bureau de Detroit, il avait sorti un papier dévastateur sur un géant de l’automobile. Celui-ci avait menacé de retirer sa publicité dans le Journal, “Do it”, avait en substance répondu la direction du quotidien ; la pub était revenue peu après.
Quelle est la part du contenu éditorial soumis aux agendas des communicants ? Ce serait un joli sujet d’étude. Cela varie en fonction du type de publication. Dans le meilleur des cas, il ne doit rester guère plus qu’un petit tiers de contenu “propre” (dans les deux sens du terme), qui soit le fruit de décisions éditoriales, prises par des professionnels compétents et en toute indépendance. Le reste est,à des degrés divers, sous l’influence des communicants.
Après cela, justifier la valeur économique d’un titre de presse auprès de ses lecteurs est difficile. Celle-ci est d’ailleurs depuis longtemps décorrélée de l’inflation : si le prix d’un journal comme Libération avait simplement suivi la hausse des prix depuis trente ans, il vaudrait 1,60€, au lieu de 2,70€, alors que son offre produit s’est dégradée (moins de journalistes et moins de moyens). Dans le même temps, la presse numérique est totalement dévalorisée sous l’effet d’un mitraillage promotionnel qui entretient l’idée d’une information quasi gratuite (j’y reviendrai dans un post futur).
A suivre, le sujet est vaste*.
— frederic@episodiqu.es
*J’aborderai plus tard la question des écoles de journalisme et l’affaiblissement général du talent dans les médias.
peut-être une typo :
Et tout ce que vous trouvez à faire et de capter les ressources que nous mettons à votre disposition pour des bénéfices à court terme,...
à remplacer par
Et tout ce que vous trouvez à faire c'est de capter les ressources que nous mettons à votre disposition pour des bénéfices à court terme,...