La presse et le numérique, retour sur trente ans d’accident industriel (1/2)
Les médias ont raté le coche du numérique. Ce n’était pourtant pas une fatalité. C'était sans compter avec la naïveté, l’ignorance et la prétention d'un secteur convaincu qu'il était indestructible.
• • • La version bullet points
• La presse n'a pas compris ce qui faisait la supériorité des géants du numérique : l’obsession du client et l’approche technologique.
• Elle s’est laissée réintermédier par la Big Tech sans même s’en rendre compte.
• Les recettes miracles promises par les plateformes n’ont fait que créer des audiences commercialement médiocres.
• • • La version Longue (1ere partie)
L’évolution de la presse fait penser à la rentrée dans l'atmosphère de la station spatiale chinoise dans le film Gravity. Tout n’est pas encore complètement détruit, mais la désintégration est imminente. Sauf que dans le cas qui nous occupe, la trajectoire s’est amorcée il y a trente ans.
Les médias se sont lancés sur internet au début des années 1990 et force est de constater qu’à de rares exceptions près, ça n’a pas bien marché. Les audiences traditionnelles du papier ont fondu, elles ont été remplacées par des lecteurs numériques volages, difficiles à fidéliser, plus encore à faire payer, ne générant que des revenus anémiques et une publicité vendue au rabais.
A l’exception de quelques poids lourds, la presse numérique est dans un piteux état. Aux Etats-Unis, dont les évolutions finissent toujours par contaminer le Vieux Continent, les rédactions sont décimées, les groupes de presse ferment ou réduisent drastiquement leur périmètre. Même des titres que l’on pensait solides comme le Washington Post (racheté en 2013 par Jeff Bezos), ou le Los Angeles Times, ou des groupes comme Vox Media ou Condé Nast souffrent.
La crise a commencé par dévaster la presse locale, puis elle s’est propagée aux rédactions nationales et même des médias natifs du numériques dont la plupart n’ont pas trouvé de modèle adéquats. Au moment où je commence ce post, le New Yorker titre un long papier Is the media ready for an extinction-level Event? tandis que dans New York Magazine publie un extrait du livre la journaliste Kara Swisher avec ce chapitre est intitulé Over Three Decades, Tech Obliterated Media My front-row seat to a slow-moving catastrophe.
Le ratage de la presse numérique n’était pas une fatalité. Certes, le secteur de l’information était promis à une mutation douloureuse. Mais quand même pas à une érosion tellement forte qu’elle ressemble aux prémices d’une disparition. En dehors des médias, selon des rythmes et des fortunes diverses, beaucoup d’industries se sont adaptées, toujours au prix de lourds investissements et de difficiles expériences. Pour simplifier, les secteurs (et les dirigeants) les plus conservateurs sont encore à la peine tandis que les plus agiles se sont transformés. Les modèles de réussite numériques — Booking, Amazon, Shopify — sont sous nos yeux, leurs recettes ont été disséquées dans nombre de livres et d’études de cas. Même si ces réussites concernent principalement les services, l’industrie des médias n’a pas d’excuse pour avoir loupé le coche à ce point. Qu’est-ce qui s’est donc passé ? Voici une tentative d’explication basée sur trente ans d’observation et de participation aux avancées et aux erreurs collectives.
Incompréhension de la valeur du client
La presse s’est toujours plainte de l’intermédiation dont elle faisait l’objet. Dans le même temps, elle s’est ingéniée à la perpétuer. A la grande époque du papier, les groupes de presse étaient ossifiés dans une espèce de co-gestion du statu quo avec les syndicats ayant la main sur l’impression et la distribution des journaux. A Paris, Londres, New York, Melbourne ou Toronto, les mêmes maux ont produit les mêmes effets. Hormis Rupert Murdoch, personne ne s’est risqué à casser ces systèmes ruineux.
Même le cœur de l’économie de la presse — les abonnements — était souvent sous-traité à des opérateurs externes choisis essentiellement pour leur capacité à compresser les coûts, plus que sur leur vision industrielle. Une paupérisation confinant au comique comme lorsqu’il y a quelques années, la plateforme de gestion des abonnements de quelques-unes des plus grandes publications françaises a perdu accidentellement tous les fichiers-clients faute de procédures et sauvegardes correctes.
Cette culture de la délégation n’a évidemment pas été améliorée par l’arrivée du numérique. Alors que le web puis les applis mobiles ont très vite permis de tout savoir sur le client —parcours, fréquence, profondeur des visites, centres d’intérêts, propension à revenir, probabilité de conversion en abonné payant — la plupart des éditeurs ont négligé ce potentiel. Le numérique s’est donc divisé en deux mondes avec des médias qui restaient sous-investis dans la gestion de ses clients et prospects, et l’autre – la tech – qui développait une vaste boîte à outils pour attirer, suivre, convertir, fidéliser ses audiences. Naturellement, la tech s’est trouvée dans une bonne position pour devenir l'intermédiaire naturel pour le développement des médias.
C’est ainsi que la Silicon Valley a vendu aux éditeurs deux concepts qui vont se révéler dévastateurs pour l’industrie.
• Le premier est le SEO (Search Engine Optimization) dont le but était de calibrer en nombre et forme la production éditoriale afin qu’elle remonte le mieux possible dans les recherches de Google ou dans le newsfeed de Facebook — tous deux au fonctionnement opaque. Ce concept a donné lieu à une jolie petite industrie et à des embauches dans les entreprises de presse pour plaire aux géants de la tech qui se sont rapidement imposés comme les principaux distributeurs d’information (j’y reviendrai dans une autre édition).
On a vécu des situations insensées (quand on y repense), avec dans les rédactions, des jeunes gens incultes mais frappés du sceau de la modernité numérique, faisant la leçon à des rédacteurs expérimentés sur la façon de structurer leurs papiers pour “qu’ils remontent” dans les moteurs et les réseaux sociaux, et des réunions avec des représentants de Google, Facebook, LinkedIn qui expliquaient aux journalistes comment il fallait écrire pour satisfaire leurs algortithmes. Une grande part de l’offre éditoriale a succombé au clickbait avec des sujets superficiels et racoleurs, tandis que les rédactions web éditaient les papiers en fonction de ces nouveaux canons. Cette dérive est en recul, en tout cas aux Etats-Unis où les meilleures publications en ligne — The Atlantic, Wired, The New Yorker, NY Magazine, Politico, Axios… — produisent moins qu’avant mais se focalisent sur la valeur ajoutée éditoriale.
Aujourd’hui encore, le plus souvent par ignorance et facilité — les deux toxines de la presse — les sites d’information continuent à produire des tombereaux de “petits” articles sans intérêt pour faire du volume et satisfaire les algorithmes de Google, Facebook, Snap, TikTok dont les recettes sont aussi secrètes qu’imprévisibles dans leurs évolutions. Personne n’a voulu voir que ce chiendent journalistique avait tendance à étouffer la production à valeur ajoutée des rédactions. La conséquence de cette stratégie brouillonne est une accumulation de lecteurs sans grande valeur, ce qu’on appelle des flybys, qui se retrouvent sur un site de presse après une recherche d’actualité ; dans le meilleur des cas, ceux-là lisent un papier et partent ailleurs, ou pire, se cognent à un paywall aussi accueillant qu’une boulangerie fermée le lundi. Comme ces lecteurs rapportent très peu en publicité, on mesure les conversions en abonnés potentiels : un joli “coup” journalistique va générer 30 ou 50 conversions qui sont en fait des abonnements d’essai à prix cassé — exemple Libération à 3 €/mois — et dont à peine un sur dix sera effectivement converti en un abonné plein tarif.
• Le second concept rétrospectivement foireux est le write once, publish everywhere. Je me souviens en 2015 d’avoir organisé un voyage à New York pour le comité exécutif des Echos. Nous avions rencontré les papes de cette technique qui nous traitaient comme des loqueteux avec nos sites web et nos apps mobiles (Les Echos a été bien inspiré de maintenir une offre numérique bien organisée et puissante, centrée sur la valeur ajoutée). BuzzFeed avait été le plus systématique dans cette approche : pas de site web ou d’appli mais un système de publication (CMS) ultra sophistiqué, capable d’envoyer des versions spécifiques vers 50 ou 80 plateformes différentes. Sa valorisation a un moment frôlé le milliard de dollars, elle est pratiquement à zéro aujourd’hui. Il a fallu dix ans pour réaliser que cette idée était bâtie sur du sable. A peu près tous les médias qui se sont construits là-dessus ont disparu.
La suite dans un prochain numéro avec :
• Comment la presse s’est murée dans la certitude d’une supériorité intellectuelle et morale sur les geeks
• Les dégâts de l’antagonisme viscéral entre la tech et les médias
• La soumission des rédactions à la comm
• La capitulation des écoles de journalisme.
Bonne semaine.
— frederic@episodiqu.es
Deux commentaires un peu random qui me viennent à l'esprit en te lisant
* sur la façon dont les géants de la tech ont modifé le paysage journalistique, ne pas oublier que parfois ils ont été jusqu'à la fraude. En particulier le "pivot to video" de Facebook était soutenu par des chiffres clairement fabriqués. Des rédactions entières ont été fermées pour être remplacé par des journalistes "multimedia" sur la base de mensonges : https://slate.com/technology/2018/10/facebook-online-video-pivot-metrics-false.html
* la monteisation de l'audience a été super dure, voire imposssible pour les media. Aucun systeme de segmentation de lecteur n'a eu d'impact sur l'industrie de la pub (j'ai même oublié l'acronyme qui décrivait le produit) . Mais Redit semble pouvoir trouver un chemin : https://techcrunch.com/2024/02/22/reddit-says-its-made-203m-so-far-licensing-its-data/?guccounter=1 . Il y a peut etre quelque chose là