La mue des licornes, en chiffres
Le nombre de licornes explose aux Etats-Unis. Mais leur focus a changé et leurs fondamentaux économiques sont plus incertains qu’il y a dix ans.
• • • La version bullet points :
• En 10 ans, le nombre de licornes a été multiplié par 14 aux États-Unis pour atteindre 532.
• Les valorisations ont été multipliées par 6.
• Les financements des fonds de venture ont été multipliés par 3.
• En 2013, les licornes consumers vs. enterprises dominaient largement. Aujourd’hui, c’est l’inverse.
• 9 licornes sur 10 le sont sur le papier. Car il n’y a presque plus de sortie pour recaler le thermomètre.
• 6 licornes sur 10 ont bénéficié de la baisse des taux d’intérêts et voient donc la fin du runway s’approcher rapidement.
• Le poids du secteur de l’I.A. pourrait bouleverser tout cela.
• • • La version Longue
Comment évolue le troupeau de licornes aux États-Unis ?
Pour simplifier, il croît et embellit dans des proportions phénoménales, en même temps qu’il opère une mue. Voici en quelques chiffres la physionomie du secteur. Ce qui suit est pour l’essentiel tiré d’une longue analyse d’Aileen Lee, fondatrice et partenaire principale chez Cowboy Ventures à Palo Alto. Ces données éclairent dix ans de mutation de la technologie aux Etats-Unis, elles révèlent aussi les excès et les lubies de ce secteur où le pire est d’avoir tort seul.
Voici l’évolution entre 2013 et 2023 :
• En dix ans, le nombre de licornes (entreprise de moins de dix ans, valorisées à un milliard de dollars de l’époque, soit 1,32 milliard aujourd’hui) a été multiplié par 14, passant de 39 à 532. Leur valeur cumulée est d’environ 1500 milliards de dollars (soit la moitié de la capitalisation d’Apple ou de Microsoft), contre 260 milliards en 2013 (343 milliards d’aujourd’hui).
• 580 milliards ont été injectés dans les fonds de capital-risque, c’est trois fois le niveau de 2013.
• Aujourd’hui, les licornes ont 7 ans en moyenne, exactement comme en 2013.
➜ Cela inciterait plutôt à se méfier des licornes-champignons dont la valo explose en moins de deux ou trois ans (parfois en quelques mois).
• En 2013, à peu près 60% des licornes et 80% de la valeur des investissements étaient tournés vers les consommateurs. C’étaient les Groupon, Yelp, Uber, Square, Lending Club, etc. Aujourd’hui, c’est exactement l’inverse : le B2B représente ~80% du nombre de licornes et de la valeur de leurs investissements. Ce sont OpenAI, Databricks, Samsara, Airtable…
➜ Aileen Lee et les analystes de Cowboys ventures sont aussi réalistes sur la solidité du château de cartes des licornes actuelles:
• 93% sont ce que Lee appelle des “papercorns”, qui sont valorisées dans un système privé, de gré-à-gré, où un petit groupe d’investisseurs peut décider du jour au lendemain que ce qui valait 100 hier ne vaut plus que 50 ou 70 aujourd’hui.
• 60% sont des “ZIRPicorns”, autre néologisme qui fait référence à la Zero Interest-Rate Policy qui a prévalu entre entre 2009 et 2016, puis entre mars 2020 et 2022 (cf ci-dessous) et qui a ouvert les vannes de l’argent gratuit.
➜ Rien à voir avec les licornes, mais c’est ce qui a par exemple permis à Amazon et à Netflix d’investir massivement pour distancer la concurrence, un risque calculé, mais qui a permis à ces deux entreprises de changer de dimension pendant que leur concurrent s’interrogeaient sur la pérennité de cette manne.
La conséquence de la remontée récentes des taux, est que le runway de ces startups risque de se réduire brutalement. Gare à celles qui n’auront pas des fondamentaux solides ; un investisseur européen me confiait avec inquiétude que certaines de ses entreprises pourtant dotées de clients et d’un produit solides, et d’excellentes équipes étaient devenues des investissements à risques… Tandis que le financement de fonds de venture en Europe devient de plus difficile.
Cela accrédite la thèse d’une solide réduction des portefeuilles qui marquera 2024 (Lee prévoit que les 532 licornes de 2023 vont être ramenées à 350 cette année). En 2013, 10% des licornes étaient valorisées à ~1 milliard, contre 21% aujourd’hui et 46% sont cotées à plus de 2 milliards, encore une fois pour l’essentiel fixée entre deux martinis par un petit groupe d'oligarques réunis au Rosewood de Sand Hill Road à Menlo Park.
En dépit d’une correction cette année, Aileen Lee reste néanmoins bullish sur le long terme. Sous l’effet conjugué de la poussée technologique, avec une loi de Moore qui ne se dément pas et une grande quantité de capitaux disponible (300 milliards, selon Pitchbook), elle prévoit tout de même 1400 licornes en 2033.
Un des effets du niveau de valorisation des licornes se traduit dans l’anémie des “sorties” : en 2013, 66% des licornes avaient fait l’objet d’une acquisition contre 7% en 2023 ; quant aux introductions en bourse, 41% des licornes y avaient eu recours il y a dix ans, contre 3% l’an dernier (et les IPOs récentes ne se tiennent pas bien…)
Et puis, le capital investi dans la tech performe bien plus mal qu’il y a dix ans : le ratio valorisation sur financement a plongé de 26x à 7x avec pas mal de licornes qui valent à peine deux fois le capital qu’elles ont levé. Comme le note Aileen Lee, “il va falloir retrouver de la discipline dans l’efficacité du capital”.
My two-cents
➜ Sur un strict plan du retour sur investissement, mieux vaut nettement investir dans les Magnificent Seven (Apple, Microsoft, Meta, Alphabet, Amazon, Netflix, Nvidia). Si vous en doutez, regardez ce graphique paru dans le New York Times qui montre la performance comparée des Sept en question vs. l’indice Standard and Poor’s 500 :
➜ Ce décalage aura des effets profonds sur l’économie de la tech avec le renforcement d’une oligarchie déjà surpuissante et qui, fort de sa domination capitalistique, pourra entrer sur n’importe quel marché en perdant autant d’argent que nécessaire pour le conquérir et le contrôler — ce qu’on appelle de pricing power (ce sera l’objet d’une prochaine édition d’episodiqu.es).
➜ La vague de l’intelligence artificielle devrait altérer ces schémas de plusieurs façons :
• Comme au temps de la ruée vers l’or où la création de richesses fut surtout celle des activités de support (matériel, nourriture, logements) plus que des chercheurs de minerai, dans l’I.A. actuelle, seule une petite coterie de fournisseurs de modèles ultra-performants devrait dominer le marché.
• Cela tient en partie à la nécessité d’être adossé à des géants de l'infrastructure capables de fournir la capacité de calcul nécessaire (je parle ici des modèles généralistes ; une entreprise ultra-spécialisée pourra développer d’excellents outils d’I.A. suffisant pour ses besoins avec des ressources raisonnables). La vraie barrière à l’entrée est celle-ci : à combien de GPUs (processeurs spécialisés) ai-je accès et à quel prix —à qualité d’équipe égale…
• Une grande partie de la richesse viendra donc des pelles et des pioches de l’I.A: microprocesseurs (de l’architecture à la fabrication et à celles des machines pour les produire), outils de développement et de collaboration, création et retraitement de datasets — quand on regarde l’industrie on a plus envie de mettre ses noisettes dans Hugging Face, ASML, Isomorphic Labs, que dans Anthropic.
La fête continue.
Merci pour votre temps.
A bientôt.