La chasse sous-marine de la Big Tech
A terme, les géants de la tech pourraient capturer l’essentiel des capacités internationales de transfert de données.
Le contrôle de la transmission de données entre les continents est la partie la plus méconnue de la mainmise des grandes entreprises de tech sur l’économie mondiale. Il y a deux mois, Google a annoncé discrètement, la mise en service de son câble Dunant (hommage à Henry Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge), qui part de Saint-Hilaire-de-Riez en Vendée pour atterrir 6400 km plus loin à Virginia Beach à 300 km au sud de Washington. Dunant fait suite à Curie, aussi mis en service par Google fin 2020 qui relie, au terme de 10 476 km, El Segundo en Californie à Valparaiso au Chili, avec un crochet par Panama. Enfin le moteur de recherche s’est allié à son rival Facebook pour supporter les milliards de dollars d’investissement nécessaires à la construction du Pacific Light Cable d’une longueur de 13 000 km, qui reliera les Etats-Unis à l’Asie. Le PLC est techniquement stratégique pour le transfert de données entre les deux régions dont il augmentera le débit de 70%, mais il est aussi hautement politique avec les tensions sino-américaines qui ont retardé de plus d’un an sa mise en service maintenant prévue pour 2023.
Quel est le poids de la big tech américaine dans ces infrastructures sous-marines? D’abord il faut rappeler que ces câbles transportent plus de 99% du trafic internet mondial. La part du satellite va augmenter, mais elle ne concernera que la distribution finale vers les clients comme le système Starlink de SpaceX ou OneWeb. L’accès à ces capacités est donc un enjeu crucial pour les quatre plus gros acteurs de l’internet global. Au total, Google, Facebook, et dans une moindre mesure Amazon et Microsoft, contrôlent un peu plus de 20% des 1,14 million de kilomètres de câbles sous-marins en service. Dans un sens, c’est une nécessité au regard des infrastructures qu’ils exploitent. Google opère des data centers dans 25 régions, Amazon 25, et Facebook 15. Ci-dessous, une partie du réseau global de Google :
Mais ce déploiement, déjà énorme, est bien plus important si l’on considère les débits de ces câbles. Le chiffre est impossible à évaluer avec certitude, car d’une part ces nouvelles installations ont de la réserve physique (des fibres optiques non activées) et d’autre part, Google par exemple, excelle dans l’art de multiplier régulièrement par un facteur de 10 ou 30 le débit de ses fibres optiques en faisant varier les longueurs d’ondes et le spectre de la lumière utilisée. Ces recherches sont menées discrètement. Certaines percées en opto-électronique apparaissent parfois dans les papiers académiques, mais tout n’est pas publié, loin s’en faut. Cela ne fait que compliquer la tâche des régulateurs qui ne sont pas très outillés pour surveiller ce secteur.
On sait simplement que vers 2025~2030, quatre entreprises de technologie américaines contrôleront physiquement la majorité des moyens de communication planétaires ce qui rendra encore plus sensible la question de la neutralité des réseaux. —
Ali Tamaseb est investisseur à Palo Alto, ingénieur en biomécanique et diplômé de la Graduate School of Business de Stanford (une bonne maison). Il a passé quatre ans à décortiquer les données économiques de milliers de startups pour tenter de comprendre ce qui “fait” une licorne : la formation des fondateurs, leur réseau, leur niveau technique, leur expérience passée, etc. Ce n’est pas une recherche universitaire, admet l’auteur, mais l’ensemble est intéressant.
Considéré d’un point de vue français, la conclusion ne varie pas : tant qu’on restera avec des formations scientifiques aussi faibles (quantitativement), un système universitaire rétif à la sélection (celle des étudiants comme des enseignants) mais qui macère dans la haine du secteur privé, on ne s’en sortira pas. Les recherches de Tamaseb sont le thème de ma prochaine chronique dans L’Express.
Amazon Unbound: Jeff Bezos and the Invention of a Global Empire est le deuxième livre de Brad Stone sur le sujet. L’auteur est senior editor en charge de la global technology chez Bloomberg (un job de rêve). Son premier livre, The everything Store est paru en 2013 et avait fortement déplu au couple Bezos qui était allé jusqu’à organiser son dénigrement sur le site. Si le dernier opus traite de sujets plus contemporains comme le développement de Prime Video, d’Echo, ou Blue Origin, les deux sont à lire si l’on veut comprendre le fonctionnement d’Amazon et de son fondateur Jeff Bezos, sans doute le meilleur CEO de la tech américaine, à la fois visionnaire qui a été capable d’imposer une discipline de fer pendant trente ans à son entreprise.
En novembre dernier dans L’Express, j’avais résumé les facteurs de réussite d’Amazon en expliquant pourquoi l’Europe n’avait jamais été en mesure de produire une entreprise de cette dimension. Extraits:
“Chaque poussée de fièvre sur Amazon suscite la même lamentation. Comment se fait-il que l’Europe, avec son vaste marché intérieur et son savoir-faire technologique ne soit jamais parvenue à créer un géant technologique capable de concurrencer Amazon?
La recette d’Amazon repose sur trois axes définis très tôt dans la vie de l’entreprise par son fondateur Jeff Bezos.
Un, la croissance. Lors de l’introduction en bourse d’Amazon en Mai 1997, Bezos dit à ses actionnaires: la valeur de l’entreprise se jugera sur le long terme par sa croissance, sa capacité à prendre une position dominante sur son marché. Il précise: cela se fera au prix de pertes importantes, et sur une longue période.
Début 2001, lorsque la bulle internet éclate, Amazon accuse un déficit de 1,4 milliard de dollars pour un chiffre d’affaires de 2,7 milliards. Il va falloir attendre 2004—neuf ans d’activité et 3 milliards de dollars de pertes cumulées—pour voir poindre le premier profit, et 2017 pour que les marges décollent enfin. Aucun investisseur, ni en France ni en Europe, n’aurait donné en 1997 sa confiance à un homme de 33 ans ne promettant que du sang et des larmes.
Second axe stratégique, le client, avec comme impératif, l’élimination de toutes les frictions d’un achat en ligne : prise de commande, sécurisation des paiements, livraisons.
Le troisième pilier est la technologie. Elle a été déployée par Amazon au prix d’investissements considérables: en 2020, l’entreprise va engager 31 milliards de dollars dans son expansion, presque trois fois les investissements de Total en 2019! L’accès à d’immenses sources d’argent pas cher fut un carburant déterminant dans la croissance d’Amazon”.
— frederic@episodiqu.es
A l'heure où beaucoup tournent leur regard vers le ciel, il est important sur ce sujet de rappeler que la partie se joue sous l'eau ;).