Dans la tête des oligarques technoïdes de Trump
Les “techbros” de la Silicon Valley qui sont aux commandes de la nouvelle administration Trump ne font pas mystère de leurs intentions. Certaines sont effrayantes.
• • • La version bullet points :
• Outre Elon Musk, deux hommes sensés et déterminés ont largement inspiré le nouvel exécutif : Peter Thiel et Marc Andreessen.
• Ils estiment que la démocratie a vécu et qu’il faut lui substituer une gouvernance dérivée de l’entreprise, de préférence sans contre-pouvoirs.
• En attendant la suite, ils ont construit un puissant appareil de surveillance au service de la sécurité intérieure et extérieure des Etats-Unis.
• • • La version Longue
La nouvelle oligarchie technoïde qui a rallié en masse Donald Trump a un projet sociétal aux contours bien documentés. Pour l’apprécier, il faut se plonger dans les propos de ces entrepreneurs-idéologues qui vont avoir une influence décisive sur la nouvelle administration américaine.
La firme de capital-risque Andreessen Horowitz est au centre du jeu. Créée en 2009, elle contrôle 42 milliards de dollars investis dans 1770 entreprises réparties dans de multiples fonds spécialisés (crypto, IA, fintech, biotech, etc.) Cofondateur de a16z, Marc Andreessen est devenu l’un des deux idéologues en chef de la Silicon Valley avec Peter Thiel. Aux côtés d’Elon Musk, ils vont avoir peser sur l’évolution des Etats-Unis, sans doute bien au-delà du nouveau mandat de Trump. A16z joué les chasseurs de têtes et a recommandé une grande partie du nouvel exécutif, non seulement pour des postes liés au secteur de la tech mais sur des sujets connexes comme la Défense ou le renseignement.
Passons rapidement sur Elon Musk. Le fondateur de Tesla et SpaceX, propriétaire de X a l’influence d’un oligarque richissime bien plus instable que ses collègues. Ses lubies sont simples. Il veut faire de l’humanité une espèce interplanétaire ; anéantir une bonne fois pour toute le wokisme et tous ses vecteurs politiques (les sociaux-démocrates, les centristes de tous pays) ; lutter contre la dénatalité ; défendre la liberté d’expression la plus absolue (sauf en Chine où Tesla vend des voitures, il faut rester pragmatique) ; et éliminer la gabegie gouvernementale des Etats-Unis avec le département de l’efficacité gouvernementale (DOGE).
Peter Thiel et Marc Andreessen sont plus intéressants pour tenter d’anticiper les prochaines années. Thiel, 57 ans, fait partie de la PayPal mafia, issue du système de paiement créé en 1998, où l’on retrouve Musk, Reid Hoffman (créateur de LinkedIn,démocrate indéfectible) et d’autres. Fait notable : quand on écoute Thiel, PayPal était un instrument destiné à porter sa vision libertarienne du monde : “La capacité à transférer de l’argent de manière fluide et l’érosion de la notion d’Etat-nation sont indissociables”. Ces propos tenus en 2010 fondent la vision de Thiel. Son idée est que des flux financiers débarrassés de la tutelle des gouvernements sont le meilleur moyen de confisquer le pouvoir aux institutions classiques. Dans sa période ultra libertarienne, il rêve alors à la construction d’un micro-pays en pleine mer, il évoque ouvertement la création ex-nihilo d’une nation, “comme on lance une entreprise”, libérée des scories du passé, à commencer par les principes démocratiques qui sont pour lui un obstacle. “Le problème, dit-il, est de devoir passer beaucoup de temps à convaincre des gens, alors que vous savez qu’ils ne seront jamais de votre avis. Peut-être peut-on changer le monde de façon unilatérale. (...) C’est ce qui me fait croire que la technologie est une alternative à la politique”. Max Chafkin, son biographe (The Contrarian, 2021), estime dans une interview à Time que l’idéologie de Thiel “confine au fascisme”. La thèse de Thiel et d’Andreessen est que le système démocratique est à bout de souffle et qu’il doit être remplacé. Leur modèle est évidemment celui de l’entreprise, avec son pouvoir vertical et sans interférence. Thiel a mis en pratique cette théorie du pouvoir absolu : investisseur, parmi d’autres, à l’origine de Facebook (d’où son immense fortune), il a encouragé Mark Zuckerberg à mettre en place un système d’actions préférentielles qui, avec 13% du capital de Meta lui confère 61% des droits de vote au conseil d'administration.
Pour Thiel, le pouvoir nouvelle formule passe aussi par la surveillance. L’histoire de PayPal est liée à cette idée. Très vite après son entrée en service, il est apparu que PayPal était le vecteur idéal de tous les traffics. L’entreprise a donc dû mettre au point des techniques sophistiquées de traçage des transactions dont les plus douteuses étaient remontées au FBI. C’est ainsi qu’est née une proximité entre Thiel et la communauté du renseignement américain. Puis, il y eut le 11 septembre 2001 avec la découverte de failles béantes dans l’appareil de renseignement américain. Thiel a décidé qu’il était temps de mettre à profit tout ce réseau de collecte de données personnelles et de le porter à une échelle bien plus vaste. De cette idée est née Palantir Technologies crée avec Alex Karp, un de ses condisciples de Stanford (qui lui n’a pas dévié de son affiliation démocrate). Palantir est aujourd'hui une des entreprises les plus puissantes dans le domaine du renseignement privé. Valorisée à 160 milliards de dollars, Palantir a joué un rôle important dans la guerre en Ukraine, autant que dans la lutte antiterroriste en France (en dépit des dénégations de la DGSI, Palantir reste un partenaire essentiel de la sécurité nationale, faute d’une alternative souveraine). L’entreprise fournit aussi des logiciels de gestion flux logistiques, de cybersécurité et d’aide à la décision pour le secteur industriel.
Obsédé par l’idée du Panopticon, ce système de surveillance absolu imaginé au 18e siècle par de pervers penseurs britanniques, Thiel a joué un rôle central dans la création d’une autre defense-tech : Anduril Industries, lancée par Palmer Luckey un entrepreneur surdoué de 32 ans. Après seulement huit ans d’existence, Anduril (qui, comme Palantir tire son nom du Seigneur des Anneaux) est devenu un fournisseur important du Pentagone et du département de l’Intérieur grâce à des nuées de systèmes automatisés.
Cette appétence de la nouvelle oligarchie technologique américaine pour la défense et la sécurité nationale est essentielle a la compréhension des objectifs, à tout le moins des aspirations de ce groupe.
Les trois entreprises — SpaceX, Palantir, Anduril — sont appelées à jouer un rôle central dans la sécurité intérieure et extérieure des Etats-Unis. Leur surface financière combinée à la dérégulation promise par la nouvelle administration leur permettra d’envisager n’importe quelle acquisition pour accélérer leur développement.
Leur valorisation cumulée d’environ 530 milliards de dollars (soit 1.7 fois celle d’Airbus, Safran, Dassault Systèmes, et Thales) leur confère une puissance financière phénoménale. Leurs dirigeants et fondateurs sont aujourd’hui dans le premier cercle de la nouvelle administration américaine dont ils seront des collaborateurs zélés : Palantir est un fournisseur historique de l’ICE (Immigration & Customs Enforcement) et à ce titre collectera les informations nécessaires à la “rafle” contre les clandestins promise par Trump au lendemain de son entrée en fonction.
Non seulement les “broligarques” seront les instruments de la politique à court terme de Trump (lutte contre l’immigration, efficacité gouvernementale, renforcement de la sécurité nationale), mais ils vont façonner l’objectif à long terme de l'administration Trump et, possiblement des suivantes (ne pas oublier que le vice-président JD Vance a été formé par Thiel et qu’il incarne la relève d’un président de 78 ans). Cet objectif est une domination globale, dans tous les domaines.
Il est résumé par Marc Andreessen dans une interview à Ross Douthat, l’éditorialiste conservateur du New York Times. Évoquant la position de la nouvelle administration, Andreessen énonce le nouveau crédo : “Ils disent : nous voulons que l’Amérique gagne. Nous voulons que l’Amérique soit le pays dominant dans le monde. Nous voulons que l’Amérique soit le leader économique, technologique et militaire. Nous voulons battre la Chine à plate couture. Nous voulons faire en sorte que ce soit la technologie américaine qui prolifère dans le monde et non la technologie chinoise.”
Trump veut dominer économiquement et politiquement la Chine comme Ronald Reagan voulait gagner la Guerre Froide dans les années 1980.
A ceci près qu’à l’époque, le complexe militaro-industriel américain était déjà bien supérieur à celui de l’URSS et que l’économie de celle-ci était à bout de souffle. Rien de tout cela aujourd’hui, les blocs chinois et américains sont interdépendants et la Chine est à la fois une puissance technologique, militaire et surtout manufacturière qui surpasse parfois les Etats-Unis.
Pour Donald Trump, le moyen pour atteindre cet objectif planétaire est donc une alliance avec la Silicon Valley. Rien de plus doux aux oreilles d’Andreessen qui clame dans son Techno-Optimist Manifesto qu’il faut “porter haut l’étendard de la technologie” sur tous les fronts. “Il n’y a pas de problème matériel — qu’il soit naturel ou issu de la technologie — qui ne puisse être résolu par davantage de recours à la technologie. Donnez-nous n’importe quel problème et nous pouvons inventer la technologie qui va le résoudre”. C’est le techno-solutionnisme absolu. Avec une dimension supplémentaire exprimée par Peter Thiel lorsqu’il suggère que cette vision ne supporte pas la demi-mesure : seul compte pour lui l’atteinte d’une position monopolistique ; “La concurrence, c’est pour les losers”, dit-il. Son vœu est en partie exaucée quand on mesure la domination écrasante d’une poignée d’entreprises américaines sur le search, les réseaux sociaux, le cloud computing, et l’intelligence artificielle.
Cette nouvelle oligarchie est sans équivalent dans l’histoire.
Les oligarques nés de la chute de l’URSS étaient des kleptocrates brutaux, jouisseurs et incultes qui ont captés des actifs d’Etat dilapidés par un gouvernement en déroute. Aux Etats-Unis, les robber barons de la seconde partie du 19e siècle étaient des bâtisseurs cyniques aux pratiques prédatrices. Les John D. Rockefeller (pétrole), JP Morgan (finance), Cornelius Vanderbilt (transport ferroviaire, distribution d’eau), Andrew Carnegie (acier) pour n’en citer que quelques uns, ont mis en coupe réglée l'économie américaine pendant une cinquantaine d’années (1865-1914). Mais il a fallu vingt ou trente ans entre les premières lois anti-concentration (Sherman Antitrust Act, 1890) et la fin d’un monopole comme celui de Standard Oil of California.
Aujourd'hui, il est très difficile de comparer cette époque et celle d’aujourd’hui. En dollars constants, les oligarques actuels de la tech sont nettement plus riches que leurs ancêtres, tant sur le plan individuel qu’en termes de valeur d’actifs. Les sept plus grandes fortunes de la tech classées à droite totalisent 1400 milliards de dollars, contre 230 milliards pour les démocrates irréductibles. Les différences portent aussi sur la rapidité de cette création de richesse et sa dimension globale. Quant au timing, il semble que l’apogée de la puissance de cette caste soit devant nous. Comme le note Marc Andreessen avec emphase : “It’s morning again in America”.
Le reste de la journée s’annonce longue et difficile.
Merci pour votre temps.
— frederic@episodiqu.es
• Dans une seconde partie, j’évoquerai à quoi pourrait ressembler la société et la vie quotidienne issue de cette idéologie.
• Je travaille aussi la réponse que l’Europe peut apporter à cette nouvelle guerre économique et politique. —