Comment survivre au bullshit de l’ère MAGA
La période actuelle ne justifie pas le fatalisme. Pour couvrir le trumpisme, les médias américains les plus affûtés optent pour une couverture ultra-spécialisée.
• • • La version bullet points :
• Le suivi médiatique de l’administration Trump impose une nouvelle approche journalistique où la couverture technique et politique vont fusionner.
• Certains médias comme le magazine Wired ont pris des décisions radicales en ce sens qui leur ont permis de devancer la concurrence.
• Cette époque va marquer le grand retour de l’expertise ; c’est sans nul doute une opportunité pour les médias classiques.
• • • La version Longue
Katie Drummond n’a pas attendu pour agir. Début septembre 2023, deux jours après sa nomination comme Global Editor de Wired Magazine, elle appelle sa patronne Anna Wintour, la directrice éditoriale du groupe Condé Nast pour lui exposer son plan. Pour cette femme de 37 ans, passée par Vice Media et Medium, il n’est désormais plus possible de séparer la tech de la politique. Les deux tendent à converger sous l’effet de forces puissantes comme l’intelligence artificielle ou la régulation des plateformes qui percutent de plein fouet les gouvernances nationales. Par conséquent, explique Drummond, Wired doit recruter des journalistes ayant un profil politique. Pas des proctologues de la petite phrase qui va faire le buzz sur les réseaux, mais des gens comprenant les arcanes gouvernementales, la macroéconomie, le fonctionnement des finances publiques, et maîtrisant la machinerie technique qui fait fonctionner tout cela.
Deux ans plus tard, avec l’appui de la redoutée Wintour, l’éditrice de Wired a mis en place une petite équipe qui se pose comme la meilleure dans la couverture du Département de l’efficacité gouvernementale (DOGE), voulue par Donald Trump et dont la tronçonneuse a été confiée par Elon Musk. Wired enchaîne les scoops sur les jeunes turcs — limite transhumains — qui détruisent implacablement le secteur public de la première économie mondiale. C’est Wired qui révèle leur profil dangereusement immature, autant que leur redoutable mode opératoire. Les péripéties de DOGE et de ses sicaires, pistées par une demi-douzaine de reporters spécialisés, deviennent un feuilleton qui se déguste au quotidien.

Car le DOGE n’est pas une prise de contrôle politique soft avec l’irruption d’administrateurs (en France ce sont des énarques interchangeables, aux Etats-Unis, souvent des transfuges du privé) qui vont tenter de faire coïncider le pilotage du mammouth avec l’agenda de l’exécutif. Dans la version MAGA 2025, il s’agit d’une mainmise technique sur l’appareil d’État, et cette opération appelle donc les compétences journalistiques adéquates.
Musk et ses Dogemen n’ont rien inventé. Dans son dernier livre L’heure des prédateurs (Gallimard), Giuliano Da Empoli, cite un orfèvre de la révolution, Léon Trotski, lui-même dépeint par Malaparte : “Pour s’emparer de l’Etat moderne, dit Trotski — ou pour le moins le Trotski de Malaparte —, il faut une troupe d’assaut et des techniciens : des équipes d’hommes armés, commandés par des ingénieurs”. Et ceux-ci s’emparent des centraux téléphoniques et télégraphiques ainsi que de toutes les infrastructures que l’on qualifierait aujourd’hui de “critiques”. Musk a le mérite de la transparence, à défaut de l’humanité : lorsqu’il a “pitché” le DOGE au nouveau président — profitant d’une brève fenêtre d’attention — il lui a dit : “Tout ce dont j’ai besoin, ce sont les logins des ordinateurs qui contrôlent l’Etat”. Il y en aurait à peu près 700. “Deal”, aurait répondu le président connu pour apprécier ce mot. La suite est brutale (même si nous n’en sommes qu’au début). Là où tout nouvel exécutif américain remplace environ 3000 fonctionnaires, Musk a les mains libres pour en dégager entre 100 000 et 200 000. Couvrir ce séisme au jour le jour nécessite donc une compréhension fine de la machinerie étatique.
La première phase du DOGE était du grand guignol avec la tronçonneuse empruntée au président argentin Javier Milei lors d’une séance d’hystérie collective le 21 février dernier dans le Maryland. Mais ayant poussé trop loin la caricature — et après une centaine de Tesla vandalisées — Musk est revenu à une communication plus classique. Il y a une dizaine de jours, il apparaissait inhabituellement posé dans un segment de 40 minutes sur Fox News : entouré de ses collaborateurs les plus proches — cravatés pour l’occasion et flanqués de plusieurs adultes comme le cofondateur d' Airbnb Joe Gebbia, il a pour la première fois expliqué en détail ses découvertes sur les gabegies administratives américaines. L’ennui est qu’il faut le croire sur parole. Fox News ayant depuis longtemps banni de son projet éditorial toute notion de vérification ou de questionnement, il ne faut pas s’attendre à la moindre vigilance de la part du premier network d’information aux Etats-Unis présent dans 90 millions de foyers américains.
Cela nous ramène aux opportunités (et aux obligations éthiques) des journalistes confrontés à cette avalanche d’informations, au mieux suspectes, au pire totalement fausses, et dans tous les cas uni-sourcées. La seule contre-mesure reste le recours à l’expertise. Donald Trump présente un tableau fantaisiste sur les droits de douane pour invoquer sa “réciprocité” dévastatrice ? La seule approche valable est de se plonger dans les chiffres et moyennant trois heures de travail pour parvenir à ceci, un segment d’à peine dix minutes présenté par Andrew Chang, journaliste à télévision canadienne. Il démonte de façon implacable les fabrications de l’exécutif américain et son traitement mériterait d’être décortiqué dans les écoles de journalisme (lesquelles ont de toute façon les plus grandes difficultés à attirer les étudiants vers l’économie, un des drames de la profession). Peu de rédactions ont un Andrew Chang dans leurs équipes, mais elles peuvent faire appel à des experts extérieurs — à condition de s’entendre sur cette définition. Toujours à propos de la guerre commerciale, MSNBC et le New York Times convoquent par exemple Steven Rattner. Ancien journaliste devenu banquier d’affaires, il sait faire pédagogique et maîtrise ses sujets. (Recommandation de lecture : son livre sur le sauvetage de l’industrie automobile après la crise de 2008, est un must-read).
L’ère médiatique qui a démarré en 2025 s’annonce longue et douloureuse pour la presse. Suivant la façon dont celle-ci réagira, cette époque peut marquer sa fin ou son renouveau. C’est le printemps, parions sur le second.
Merci pour votre temps.
—frederic@episodiqu.es
PS : A plusieurs reprises, j’ai évoqué dans Episodiqu.es l’intérêt que représenterait un média construit sur de l’expertise soutenue par une solide équipe éditoriale. ⬇︎
Andrew Chang effectivement cette vidéo vaux le détour. Je l’ai écouter avec mon garçon de 13ans et il n’en revenait pas d’avoir un président d’un pays expliquer des mathématiques aussi simplistes.