Comment les "News Influencers" ont déplacé les audiences aux Etats-Unis
L’élection présidentielle américaine a été marquée par une profonde modification de la structure des audiences, au détriment des médias traditionnels.
• • • La version bullet points
• Sur le plan de l’information, les grands vainqueurs de la présidentielle américaine sont YouTube et Spotify avec leurs podcasts aux audiences records.
• Ulcérée par des médias traditionnels qu’elle estime biaisés, la droite américaine a créé son propre écosystème, radical, subjectif et durable.
• Cette campagne a vu émerger une nouvelle catégorie de porte-voix : les “News Influencers” qui n’ont rien à voir avec le journalisme, mais qui sont terriblement efficaces et puissants.
• Pour survivre, les médias classiques vont devoir passer au crible ces tendances et adapter leur stratégie.
• • • La version Longue
En 2016, Trump avait gagné l’élection grâce à Facebook. Cette année, il la doit à YouTube. Et dans une certaine mesure à Spotify. Leur point commun est d’avoir hébergé des podcasts longs, aux audiences colossales qui ont offert aux candidats et supporters républicains des tribunes à la fois complaisantes et puissantes. Joe Rogan, le podcasteur aux audiences stratosphériques est la parfaite illustration de ce glissement. Il y a encore cinq ans, Rogan épousait toutes le causes libérales : il défendait le mariage gay, l’avortement, la laïcité, la couverture médicale universelle, la libéralisation de la marijuana (mais aussi les flingues, à chacun ses faiblesses). Il était même un supporter de Bernie Sanders… “Puis, les libéraux l’ont ostracisé, en le qualifiant de raciste, transophobe, misogyne, à cause de certaines de ses vannes douteuses, note l'analyste politique Coleman Hughes. Les démocrates l’ont éloigné [de leurs valeurs] et ils ont perdu son audience”.
Deux ans ont passé. Rogan, de plus en plus remonté contre la “cancel culture”, a basculé en soutenant le Républicain Ron DeSantis, et à la veille de l’élection, il s’est déclaré en faveur de Donald Trump — une jolie prise de guerre pour les républicains.
Au cours de la campagne, Rogan a offert une puissante tribune à la droite, tandis que les démocrates le snobaient. Le 25 octobre, il a reçu pendant trois heures Donald Trump qui avait fait le déplacement jusqu’à Austin au Texas pour l’occasion. L’interview a d’abord été diffusée sur YouTube où Rogan compte 18,7 millions d’abonnés. En 24 heures, elle a collecté 26 millions de vues et a totalisé 52 millions de vues dans les jours qui ont suivi. Ajouté à cela les écoutes sur Spotify où Rogan a 14 millions d’abonnés, on peut estimer l’audience totale de ce vidéo-podcast à plus de 65 millions de personnes.
Auparavant, le 3 septembre, Trump avait passé une heure avec un autre podcasteur, Lex Fridman (4,4 millions d'abonnés sur YouTube), l’interview réalisant 6,3 millions de vues ou écoutes — auquel il faut ajouter les audiences de Fridman sur d’autres plateformes d’écoutes (Spotify, Apple Podcasts, etc.)
Au total, le score de Donald Trump sur ces plateformes approche les 100 millions de visionnages ou d’écoutes.
Trois remarques :
1 . Ces interviews longues, non montées et minimalistes (deux caméras, aucune mise en scène) se veulent porteuses d’authenticité, par opposition aux apparitions classiques à la télévision, où une personnalité politique est interviewée par des journalistes politiques, sans place pour la spontanéité. Comme le note Tucker Carlson, le commentateur préféré de l’ultra-droite américaine viré par Fox News : “Dans une interview de deux ou trois heures, la dissimulation n’est pas possible”. Et cela, le public adore.
2 . Ces entretiens-fleuves sont rarement d’une grande agressivité. Hôtes et invités sont en général sur la même ligne. Un Joe Rogan a sensiblement les mêmes caractéristiques qu’en France un Pascal Praud (CNews) : les deux sont plus instinctifs que cultivés, ils travaillent peu leur sujet, privilégient la simplicité sur la complexité, la caricature sur la nuance. Ils sont davantage des faire-valoir que des contradicteurs (le public s’en fiche).
3 . En termes d’audiences, ces plateformes délinéarisées écrasent les médias télévisés classiques et captent un public plus jeune :
Les chaînes classiques font face à une érosion de leur audience qui vieillit : alors que l’audience de Fox News a crû de 24% en 10 ans, celles de CNN et MSNBC ont fondu de 50%. La baisse des networks est moins forte (<10%). La TV classique fait aussi face à un vieillissement de son public : CNN accuse aujourd’hui un âge médian de 67 ans, même chose pour le prime time des networks, alors que ce segment ne représente même pas 10% de l’audience de YouTube comme le montre ce graphique :
L’algorithme de YouTube favorise ces formats longs adoptés par la droite avec non seulement les candidats, mais aussi supporters d’envergure, comme les role-models de la tech : Elon Musk, Peter Thiel ou le capital-risqueur Marc Andreessen.
C’est donc tout un champ de l'opinion que les démocrates ont laissé libre à leurs adversaires. Kamala Harris a fait une terrible erreur en refusant d’aller chez Joe Rogan (ou en lui fixant des contraintes que l’autre a jugé inacceptables). Son staff a estimé qu’elle s’y ferait massacrer. Rien n’est moins sûr : d’abord Rogan est un libéral déçu (très), mais raccord avec certaines valeurs défendues par Harris ; par ailleurs, il aurait été flatté que la candidate démocrate accepte son invitation. C’aurait été aussi l’occasion de rectifier le tir après des prestations désastreuses comme lorsque la candidate démocrate fut incapable de dire en quoi sa présidence se démarquerait de celle de Joe Biden. Mais dans la lignée du “bunch of deplorables” (Hillary Clinton, 2016), la référence aux “garbages” du camp Harris a installé l’image d’un mépris de classe sur lequel Joe Rogan a surfé. Son refus d’obstacle lui a coûté un grand nombre de voix, tout spécialement chez les 25-35 ans qui ont massivement voté Trump ; cette défection accrédite aussi la thèse que Kamala n’était pas calibrée pour une campagne aussi brutale : en leur temps, Bill Clinton, Barack Obama ou Bernie Sanders se seraient fait un plaisir de tenir tête à Joe Rogan —ou, histoire de regarder vers l’avenir, Alexandria Ocasio-Cortez ou Pete Buttigieg n’hésiteront pas à aller au fight.
A écouter les analyses éclairées (a posteriori) des commentateurs, les démocrates ont besoin de se trouver leur Joe Rogan : populaire, sans filtre, primaire, anti-élite. Pas facile car ce n’est pas dans leur ADN.
Le jeu politique aux Etats-Unis doit faire avec une nouvelle catégorie de faiseurs d’opinion : les News Influencers. Le Pew Research Center leur a consacré une étude détaillée dont voici la substance :
• Le news influencer se définit comme quelqu’un postant régulièrement des contenus politiques et sociétaux sur les grandes plateformes sociales, et ayant au moins 100 000 followers. Pew Research a dénombré 2058 comptes répondant à ces critères, soit une cible potentielle minimale (non dédupliquée), de plus de 200 millions d’Américains. Une énorme force de frappe.
• Les news influencers sont sur de multiples plateformes avec la hiérarchie suivante :
85% sont sur X
50% sur Instagram
44% sur YouTube
32% sur Facebook
30% sur Threads
27% sur TikTok
12% sur LinkedIn.
• Dans une proportion de 27% contre 21%, ceux qui déclarent une préférence politique se disent républicains.
• Ce sont à 63% des hommes. Seul TikTok tend à la parité chez les news influencers, avec 50% d’hommes contre 45% de femmes. Les pro-LGBTQ+ et les pro-palestiniens y sont plus présents qu’ailleurs.
• Ils ont une forte pénétration : presque 4 personnes sur 10 ayant moins de 30 ans, s’informent auprès de news influencers; les 30-49 ans représentent 26% et les 50-64 comptent pour 15%.
• 65% affirment venir y chercher une meilleure compréhension de l’actualité et des enjeux de société.
• La grande majorité (77%) n’a aucune relation avec un média d’information. Mais les autres sont plus à même d’exprimer une préférence politique.
• Les non-journalistes maîtrisent les outils de monétisation à hauteur de 63% contre 46% pour ceux issus du sérail ; 52% des non professionnels des médias recourent à l’abonnement pour se financer et 39% aux donations. Cela veut dire que les news influencers sont en train de créer un écosystème viable.
Les conclusions à tirer de tout cela :
1 . Avec cette élection, les médias traditionnels ont confirmé leur perte d’influence et leur incapacité à “lire” le pays. Ils ne correspondent plus à la diversité de leur marché, mais servent une niche de vieux fidèles qui s’érode. Cela vaut pour le Washington Post autant que pour CNN. Cette tendance est accentuée par l’effondrement de la presse locale et régionale aux Etats-Unis.
2 . Ce déplacement a largement profité aux news influencers qui sont de loin l’écosystème médiatique le plus puissant.
3 . De façon surprenante, les électeurs (en général sympathisants) ont apprécié des contenus audio de plusieurs heures, là ou pendant des années, les médias traditionnels avaient cru que seuls les formats courts étaient l’avenir.
4 . Les news influencers ont été massivement dominés par la droite conservatrice et la droite libertarienne. Ils se moquent de l’équité journalistiques. Ce sont des supports d’opinion.
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Sur la to-do list de la génération montante des cadres des médias :
• Trouver les moyens de reconnecter avec son audience. Un exercice simple : quel est, dans le détail, le profil de votre rédaction par rapport à la population qu’elle sert ? (Surprises en vue).
• Valoriser les stars des rédactions, les marques individuelles, les talents qui émergent par leur voix et/ou leur spécialité. Éliminer le fonctionnariat. Dans les rédactions encore plus qu’ailleurs, le pari sur la moyenne — contenus moyens et personnalités lisses — est la recette d’une mort paisible, mais certaine.
• Réduire l’influence des deux rédacteurs en chef qui ont pris le contrôle dans trop de rédactions ces dix dernières années : les réseaux sociaux et les communicants. A nouveau un exercice : quelle est la part de votre production journalistique qui est :
(a) Le fruit de décisions prises entre professionnels(elles) de l’information.
(b) Le résultat de l’influence de sphère sociale
(c) La conséquence d’un arrangement où la communication a joué un rôle central ; exemples : une “grande” interview, en général bien chantournée par la source avec relecture et corrections obligatoires ; ou l’exclusivité des bonnes pages d’un livre à paraître (sans doute le plus cheap des scoops) ; ou encore un accès quelconque moyennant une couverture éditoriale tellement cinglante qu’elle sera éligible au Pulitzer de la flagornerie.
• Enfin, il faut développer une vraie stratégie sur les plateformes de podcasts et sur la première d’entre elles : YouTube, qui est l’ultime forme d’avenir du média audiovisuel.
Au boulot.
— frederic@episodiqu.es