Comment la tech américaine va changer après l’élection
Elon Musk s’est engagé dans la campagne de Trump avec la même outrance que le candidat républicain. Ce faisant, il a décomplexé la techno-élite américaine qui ne sera plus la même après le 5 novembre.
• • • La version bullet points :
• Comment les tech bros sont sortis du bois. Les conséquences sur le paysage de la tech après les élections. Même si leurs intérêts économiques resteront alignés, la fracture laissera des traces.
• Les scénarios en cas de victoire de Donald Trump ou de Kamala Harris : avec son banco sur l’ancien président, Musk met en jeu sa place à la tête de son empire.
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• Dans la Revue XXI qui paraît cette semaine, mon enquête sur Kyutai, le laboratoire d’intelligence artificielle français. XXI, c’est 180 pages de récits et de reportages disponible à partir d’aujourd’hui en librairie.
• • • La version Longue
Tous avancent maintenant à découvert : les “tech bros” sont entrés en politique. Avant cette élection, la cartographie de la tech américaine était assez claire. La Silicon Valley penchait aimablement à gauche, principalement sur les questions sociétales. On était globalement d’accord qu’il ne fallait pas toucher à certains acquis comme l’avortement ou la protection médicale. La politique DEI (Diversity, Equality, Inclusion, obsession de la droite), agaçait un peu, mais elle était, officiellement du moins, acceptée. On roulait massivement en Tesla, parce qu’Elon était encore cool, qu’il fallait montrer sa greenitude, tout en continuant à construire en masse d'extraordinaires passoires énergétiques qu’il faut rafraîchir ou chauffer 300 jours par an.
Puis, Elon est devenu moins tendance. Industriellement parlant, la perception de son génie reste intacte, mais le patron de Tesla et de SpaceX est devenu fou, en se muant en un pro Trump de la pire espèce.
Entre temps, la tech a opéré une transhumance pragmatique vers le Texas, fiscalement plus accueillant et aussi plus conservateur (et bien plus moche que la côte Ouest). Des poids lourds comme Marc Andreessen et Ben Horowitz, partenaires de la plus médiatisée des firmes de capital-risque, a16z, se sont déclarés en faveur de Donald Trump, motivés par leur intérêt. Dans cet intéressant podcast de juillet dernier, ils expliquent dans le détail leur motivation : un important investissement de la firme dans la crypto a été flingué par l'administration Biden et comme tous les crypto-boys, ils exigent une régulation peu contraignante pour leurs affaires (a16z opère un fond de 8 milliards de dollars dans ce secteur). L’autre épouvantail était une nouvelle taxe sur les profits anticipés dans portefeuille individuels supérieurs à 100 millions de dollars — 9850 personnes concernées. Leur thèse est que les investisseurs ayant des parts dans des fonds de capital-risque auraient été rincés (tout est relatif), dès lors qu’ils auraient eu à s’acquitter de cette fiscalité de 25% sur des plus-values à la fois hypothétiques et lointaines. Une idée stupide, même si idéologiquement correcte (faire payer les hyper-riches). Mais on ne demande pas à un propriétaire de payer des impôts sur les plus values escomptées de son logement. Donc ce projet n’avait aucune chance de se matérialiser. Qu’importe. Pour Marc et Ben, c’était le signe que le péril collectiviste était à leur porte et que la base fiscale de la Californie allait s’effondrer. Jamais à une fake new près, dans ce même podcast, Andreessen affirme qu’en 2021, un millier de contribuables comptaient pour la moitié de l’IR collecté en Californie ; beaucoup (comme moi) on cherché la source de ce chiffre insensé ; en fait c’est plutôt 1% (150 000 personnes) qui contribuent pour 40 à 50% de l’impôt en Californie, ce qui reste énorme.
Ces fantasmes ont libéré les pulsions conservatrices. Les ralliements à Trump se sont multipliés. Un signe parmi d’autres, les financiers de Musk lui ont offert un vote de confiance avec un investissement de 6 milliards de dollars dans Xai, le OpenAI d’Elon, dont la valorisation est propulsée à 40 milliards sans le moindre revenu à l’horizon.
Shaun Maguire, partenaire chez Sequoia Capital, la plus grande firme de venture américaine (85 milliards d’actifs), s’est lui exprimé lors de la Convention républicaine de cet été. Comme ses collègues qui ont fait leur outing conservateurs, il veut des garanties sur la fiscalité et toujours moins de régulation pour préserver le far-west de la crypto ou de la taille des modèles d’IA dont le bridage est considéré comme un frein à l’innovation. Le magazine Fortune a publié le graphique ci-dessous avec les donations connues de stars de la Silicon Valley, j’ai ajouté un cercle à droite pour visualiser le montant de la contribution d’Elon Musk à la campagne de Trump dont le total n’est pas encore connu.
Les hypothèses pour l’élection
Scénario 1 : Donald Trump l’emporte. C’est la gloire pour Elon Musk, le de facto co-listier le plus efficace de Trump. Celui-ci a l’intention de le nommer Grand Sécateur du budget américain. Et Musk d’exposer son plan au cours du meeting de la semaine dernière au Madison Square Garden à New York. Il tient en un chiffre : 2000 milliards de dollars d’économies à trouver sur les 6200 milliards du budget des Etats-Unis (et on se plaint…).
Rien n’est dit du poste qu’il occupera pour violenter le mammouth. Dommage, car le diable est dans les détails. S’il nommé officiellement, Musk devra solder toutes ses participations dans ses entreprises. Certes, il bénéficiera d’un solide cadeau fiscal sur les plus-values réalisées (elles), comme le permet le code des impôts américains. Cette disposition est destinée à favoriser le passage vers le public, mais concerne des gens qui n’ont au mieux que quelques millions investis, pas 200 milliards). On voit néanmoins mal le créateur de Tesla, SpaceX, X-Twitter, Neuralink abandonner son empire. On peut compter sur l’équipe Trump pour trouver une astuce paralégale.
Musk semble n’avoir aucune idée sur comment faire pour réduire le train de vie de l’Etat. Il va devoir ferrailler avec les parlementaires, les lobbies multiples et les milliers de lignes méritant qu’on s’y intéresse. Certaines sont de taille, comme le budget de Défense (équivalent au PIB de la Hollande), mais qui arrose aussi et de plus en plus la tech californienne et texane. Donc warning. En tout cas, ni un plein temps, ni un mandat présidentiel ne suffiront à cette entreprise. Peu de chances que Musk sache non plus s’y prendre. Ironie de l’histoire, c’est Bill Clinton qui avait réduit de 400 000 le nombre fonctionnaires américains (3 millions actuellement), offrant au pays le plus petit état fédéral en 40 ans.
Le reste du secteur technologique (qui compte pour 10% du PIB américain), bénéficiera de la seconde obsession de Musk et d’un possible gouvernement Trump : l’élimination du plus grand nombre possible de régulations. Les actions antitrust en cours seront sans doute calmées, après l’inévitable départ de Lina Khan, qui dirige la Commission fédérale du Commerce (dont le départ est aussi demandé par des supporters de Kamala Harris). Dans cette hypothèse, les grands monopoles de la tech peuvent dormir tranquille.
Scénario 2 : Victoire de Kamala Harris. Comme le dit Musk lui-même, “Then I’m fucked”. Ô combien. L’idée selon laquelle sa stature est trop importante pour qu’on se débarrasse de lui ne tient pas. Musk est allé trop loin ; il a injurié Harris, invectivé et menacé à tour de bras. Le 6 novembre (dans l’hypothèse où KH l’emporterait clairement), il deviendra radioactif. Concrètement, cela se traduira par une une prise distance de ses soutiens actuels, à commencer par les investisseurs (Musk détient 22% du capital de Tesla, le reste est entre les mains des grands fonds de private equity, des institutionnels et du public). Les administrateurs les plus influents souhaiteront probablement le voir partir au double motif que son image nuit aux affaires et que le constructeur est très dépendant du gouvernement américain : depuis 2018, Tesla a reçu 9 milliards de l'administration pour avoir excédé les performances sur les émissions de CO2 et a bénéficié d’innombrables aménagements fiscaux. Une loi revancharde pourrait priver l’entreprise de cette manne. En bonne logique, l’action Tesla devrait chuter en cas de victoire de Harris.
Pour SpaceX, la situation est différente. L’entreprise n’est pas cotée, Musk en détient environ la moitié et contrôle plus des trois quarts des droits de vote. Il ne se passera rien au niveau du board. En revanche, l’entreprise dépend largement des contrats gouvernementaux. SpaceX en a collecté pour 15,4 milliards de dollars au cours des dix dernières années. Une grande partie ne pourra pas être remise en question à court terme ; il s’agit des lancements “souverains” vers l’ISS et la mise en orbite de satellites militaires et gouvernementaux.
Le Pentagone n’a jamais goûté la place prise par SpaceX et son patron fantasque dans ses dispositifs de communication spatiaux. Tout spécialement depuis l’épisode ukrainien où la non-activation de Starlink au-dessus de la Crimée avait empêché une attaque de drones amphibies contre la flotte russe. Plus récemment, il y a eu cette conversation récente avec Poutine où celui-ci a demandé à Musk de ne pas activer Starlink au-dessus de Taiwan. Pire, Poutine a présenté cela comme un service qu’apprécierait Xi Jinping. Depuis l’affaire de la Mer Noire, le Pentagone a pris soin d’imposer à SpaceX le contrat Starshield qui permet à l’armée américaine de contrôler ce dont elle a besoin dans la constellation Starlink.
Plus généralement, les activités de Musk sont supervisées par de multiples agences gouvernementales. Il y a celle chargée des transports qui enquête sur les errements du système de conduite très autonome des Tesla ou les administrations qui délivrent les autorisations de vols pour les fusées, ou qui mesurent les effluents de la Starbase au sud du Texas. La Nasa pourrait aussi donner un tour de vis sur les ambitions de Musk : on continue pour la lune, mais on oublie le voyage vers mars (dont beaucoup de défis techniques concernant les vols habités n’ont à ce jour pas de solution). Ce ne sera pas la fin du Starship qui concerne son intérêt commercial, scientifique et militaire, en revanche, le rêve d’une civilisation “multi-planétaire” d’Elon risque de se perdre dans l’espace profond…
Dans tous les cas, Musk serait victime de son talent d’avoir mis en place une culture et une organisation extraordinairement performantes : les bonnes personnes à la bonne place, dotées d’une grande autonomie, le tout garantissant une exécution parfaite et rapide. Le tout est coiffé par un management hors pair, à commencer par la DG de SpaceX, Gwynne Shotwell qui, elle, s’entend bien avec tout le monde.
Même si, comme elle l’a promis, Kamala Harris ne s’installera pas à la Maison-Blanche avec une liste d’ennemis à inciser, elle ne pourra pas traiter Elon Musk comme un industriel classique qui aurait soutenu “normalement” le camp adverse. Son administration prendra son temps, mais Elon sera progressivement neutralisé, en limitant au maximum les dommages pour ses entreprises.
Pour le reste, Harris tentera sans doute de rassurer les technoïdes qui ont été tentés par Trump ; l’idée de l’impôt sur les profits futurs sera définitivement enterrée, certaines régulations atténuées et de gros dossiers comme le démantèlement de Google reconsidéré. La dernière chose que veut une administration démocrate c’est un secteur aussi influent basculer définitivement du côté républicain de la Force. —
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Dans la Revue XXI : L’histoire secrète de Kyutai,
l’ambitieux laboratoire d’I.A. de Xavier Niel
Dans le n° 67 de la Revue XXI, je publie une longue enquête sur le premier laboratoire français indépendant de recherche sur l’intelligence artificielle. Basé à Paris, Kyutai a bénéficié d’un financement de 300 millions d’euros répartis entre son initiateur Xavier Niel, le PDG de CMA-CGM Rodolphe Saadé et Eric Schmidt, ancien CEO de Google. Je raconte comment ces trois entrepreneurs richissimes se sont rapprochés pour développer une fondation aux objectifs ambitieux, comment l’équipe a été constituée, ses premières avancées…
C’est à lire dans la Revue XXI qui propose 180 pages d’enquêtes et de reportages magnifiquement illustrés. En vente dans les bonnes librairies. Et accessible sur le site revue21.fr.
Merci pour votre temps.
— frederic@episodiqu.es
Merci pour cet article ! Ça faisait longtemps que je ne vous avais pas lu dans la Monday note !