Comment la tech américaine obtient une couverture médiatique sur mesure
Les entreprises de technologie ont mis en place d’implacables machines à communiquer. Les médias traditionnels tentent de résister dans un environnement toujours plus hostile.
“Le job le plus tranquille dans la Silicon Valley? Je dirai chargé de communication chez Apple”, s’amuse un cadre de Google basé en Californie. Du point de vue d’un journaliste, la communication d’Apple est conforme à son obsession du contrôle et de l’esthétique lustrée. Les relations avec la marque confinent parfois au comique : le reporter va se fendre d’un long mail détaillé en espérant que la réponse sera proportionnelle à la technicité de sa requête. Naïve présomption. Le plus souvent, Apple va mettre à sa disposition un cadre, quelque part en Europe ou aux Etats-Unis, qui se contentera de répéter ce qui est déjà sur le site web de la maison. Dans le meilleur des cas, et si cela correspond au calendrier de la comm d’Apple, le journaliste aura accès un “top level executive” du premier cercle, disponible pendant un quart d’heure. Avec la spontanéité d’un membre du Politburo, il délivrera un point de vue calibré et d’autant moins utilisable qu’il sera assorti d’une exigence de confidentialité.
Chez Google, c’est un peu différent car une culture interne plus naturellement portée sur le débat, débouche souvent sur des échanges substantiels, mais toujours frappé du sceau “off-the-record”. Quant à Facebook ou Amazon, ils recourent aussi essentiellement à des portes-silence.
Les géants de la tech n’aiment guère la presse grand public qui, il faut dire, ne les épargne guère. Aux Etats-Unis, les médias multiplient les enquêtes au long cours et les révélations des lanceurs d’alertes. Sur Facebook, lire les dévastatrices Facebook Files du Wall Street Journal ($), et les Facebook Papers du New York Times. Sur Amazon, ce sont les pratiques sociales et environnementales qui sont dénoncées — lire par exemple The Amazon That Customers Don’t See dans le NYT. Parfois, les scoops viennent de sites spécialisés comme The Information, créé par une ancienne du WSJ, ou quelques newsletters fonctionnant exclusivement sur abonnement, ce qui les met à l’abri de toute représailles publicitaires.
Pour le reste, tout est bien huilé. Les produits sont catapultés dans la sociosphère par des YouTubers dont les audiences —immenses — sont inversement proportionnelles à leur sens critique. YouTube est le média de choix pour lancer un produit tech : la dernière caméra professionnelle de la firme chinoise DJI lancée il y a deux semaines a généré plus de 200 000 vidéos sur YouTube en 80 langues ; les plus vues ont été évidemment celles d’influenceurs rivalisant de rapidité pour donner un avis toujours exalté sur l’appareil que DJI leur a gentiment offert. Pour la marque, le rapport coût/bénéfice est imbattable.
Peu à peu la tech se coupe délibérément de la presse. Certains acteurs ont même industrialisé le concept à l’extrême.
La firme de capital-risque Andreessen Horowitz est une des plus connues : douze ans d’existence, mais déjà 20 milliards de dollars investis dans près de 600 entreprises ; un flair remarquable avec des parts dans Facebook, Airbnb, Coinbase, et une vingtaine sont “sorties” —rachats, introductions en bourse — dont l’unité de compte est le milliard de dollars.
La communicante de “a16z” se nomme Margit Wennmachers et elle a le rang de partenaire opérationnelle dans la firme. Elle gère aujourd’hui ce qui ressemble à un mini-groupe de média internalisé : podcasts réguliers — lire Inside A16z’s Media Operations —, un nouveau site web dédié (très laid), et évidemment ClubHouse. L’espèce d’agora virtuelle qui combine réseau social et audio, est soutenue à bout de bras par a16z dont l’influence a propulsé la valorisation de ClubHouse à 4 milliards de dollars.
Sans aucune vergogne, Wennmachers défend la stratégie consistant à exclure les médias traditionnels au profit d’une communication directe où les dirigeants d’Andreessen Horowitz et ses entrepreneurs-stars s’expriment uniquement sur les médias de la firme. Wennmachers estime que les journalistes ne posent pas les bonnes questions à ses poulains et qu’il lui faut donc verrouiller le message. “Pourquoi voudrais-je donner à un intermédiaire la possibilité d’avoir le dernier mot sur ce qu’il pense de moi [de ses entrepreneurs] ?” interroge-t-elle dans un instructif podcast du Peter Kafka qui lui ne lâche rien.
Ce mouvement consistant pour des entreprises à se doter ce qui ressemble de plus en plus à un média, va de pair avec l’effondrement du journalisme, accéléré par la pandémie alors que le secteur de la communication d’entreprise explose.
Les statistiques américaines révèlent des courbes éloquentes : en 1998, chaque journaliste avait en face de lui 1,9 communicant ; en 2018 le ratio était monté à 6,4. La crise du Covid ayant accru cette asymétrie, le ratio doit être aujourd’hui proche de 1 journaliste pour 10 personnes travaillant dans la communication.
Pour les entreprises de tech, c’est épatant. Sans même avoir investi un centime dans les médias, elles ont l’assurance d’une couverture parfaite.
— frederic@episodiqu.es
Excellent, intéressant et un point de vu assez rare, mais surtout très agréable à lire, belle écriture. Merci