Comment la Big Tech va dominer l’économie mondiale, en huit tendances
Les géants du numérique sont en train de se structurer presque organiquement pour prendre le contrôle de l’essentiel de l’économie.
D’abord, une mise au point terminologique : l'appellation GAFAM largement utilisée en France est excessivement simplificatrice. Ces entreprises ont peu de points communs:
Google et Facebook tirent leur revenus de la publicité en ligne, mais avec des plateformes de nature très différentes : l’un est un moteur de recherche, l’autre un réseau social multiple.
Amazon est un commerçant en ligne, dont les besoins en stockage de données lui ont imposé de construire sa propre infrastructure dont il a augmenté les capacités pour en faire un centre de profit (Amazon Web Services). Mais Amazon pèse aussi de plus en plus sur le marché publicitaire.
Apple fabrique des téléphones et des ordinateurs individuels, tout le reste de son business converge vers cela; contrairement à Google et Facebook, il ne tire aucune valeur des données personnelles que, de facto, il héberge. Il en fait même un argument commercial (cf, la diatribe de Tim Cook contre Mark Zuckerberg). Les revenus publicitaires d’Apple sont négligeables.
Microsoft est sur un tout autre segment, celui des logiciels, dont il tire à peu près 43% de son chiffre d’affaires (25% pour Office, et 18% pour Windows) tandis que son business de cloud compte pour 26%.
Les zones de recoupement sont donc assez faibles. Mais, vu au travers de la France numérique grincheuse et aigrie, ces acteurs ont le tort d’être américains, de réaliser des profits extraordinaires, de payer très peu d’impôts et d’imposer une domination écrasante sur le secteur numérique. Va donc pour l’acronyme GAFAM et sa diabolisation commode. (Au passage, on néglige les appétits planétaires de la Chine à laquelle personne ne comprend rien).
Voici, décomposé en huit grandes tendances, ce qui nous attend:
1.
Les conditions d’exploitation de l’information traditionnelle de qualité — c’est-à-dire vérifiée, produite selon des standards solides, équilibrée dans sa recherche, rigoureuse dans son traitement— ne vont cesser de se dégrader. PricewaterhouseCoopers estime que le secteur global de la presse va passer, toutes sources de revenus confondues, de 108 milliards de dollars en 2019 à 86 milliards en 2024. Cela laisse craindre une contraction proche de 30% pour 2030.
2.
La publicité va continuer à migrer vers une forme toujours plus ciblée et plus mesurable — la pandémie ayant joué un rôle d’accélérateur. Naturellement, les plateformes (dans l’ordre: Google, Facebook, Amazon) vont tirer profit de ce glissement.
Voici une évolution possible :
Même en aplatissant la courbe de croissance des Big Three, il est possible qu’ils contrôlent les trois quarts de la publicité mondiale (hors marché chinois) en 2030. Cette extrapolation est évidemment à prendre avec prudence
3.
Ces grands acteurs vont donc voir leurs profits augmenter fortement par rapport au reste de secteurs tels que les médias d’information et l'entertainment. Leur résistance aux aléas conjoncturels, leur capitalisation et leur réserves de cash ne vont qu’accroître leur poids spécifique au détriment de toutes les autres industries —cela même si un rééquilibrage fiscal se développe. Les proportions écrasent tout: on parle ici d’un groupe de cinq entreprises valorisées à 7500 milliards de dollars soit plus que l'ensemble des bourses d’Euronext (Paris, Amsterdam, Lisbonne, Oslo, Bruxelles qui totalisent 7200 milliards de capitalisation). Quant aux réserves de liquidités, elles se montent à 588 milliards de dollars.
Mais sous l’effet de la pression politique et de négociations sectorielles (celles de la presse, entre autres, comme on a vu récemment avec l’Australie et la France contre Google et Facebook), la Big Tech dans son ensemble va subventionner de plus en plus tous les secteurs de la création: médias d’information, culture, audiovisuel.
4.
Au passage, le club des GAFAM s’élargira au point de rendre l’acronyme imprononçable. Les nouveaux entrants se caractériseront par un accès à de vastes sources en capital quasi gratuit (donc des levées de dettes importantes car adossées à des capitalisations records). Cet argent leur permettra d’encaisser une longue période de vente à perte et des déficits gigantesques pour acquérir une market power qui leur permettra de fixer les prix et les conditions de marché. C’est ce que Uber rêvait de faire dans toutes les grandes métropoles (loupé) et ce qu’Amazon a réussi de façon spectaculaire.
Netflix par exemple peut prendre une place déterminante dans la production audiovisuelle. Le graphique ci-dessous, centré sur la création de films et séries, est intéressant si l’on considère que les 15 milliards de dollars d’investissement de Netflix dans les créations originales pour 2019 sont passés à 17 milliards en 2020 (une année noire pour Hollywood) et approcheront les 20 milliards cette année.
Certes, le poids de Netflix, d’Amazon Prime ou d’Apple TV+ (et dans une moindre mesure de Facebook et Google) reste faible, mais si on extrapole l’évolution de leurs investissements, ils vont rapidement représenter la plus grande partie de la création originale de contenus audiovisuels. D’ici quelques années, les géants de la tech pourraient investir 45 ou 50 milliards de dollars par an pour une dépense annuelle totale de 120-140 milliards. Avec quelques acquisitions bien menées et des investissements technologiques qui réduiront le coût des productions, une part de plus de 50% de la création audiovisuelle américaine est parfaitement envisageable d’ici moins de dix ans.
5.
Pour l’information, l’équation est différente. Il est possible que d’ici quelques années, les géants de la tech injectent l’équivalent de quelques milliards de dollars dans l'écosystème de l’information sous forme d’aides directes négociées avec les groupements d’éditeurs, de subventions aux abonnements, de mise à disposition d’outils publicitaires, de conditions avantageuses pour la distribution publicitaires, etc.
Certes, cela restera minuscule pour une industrie de plus de 100 milliards actuellement. Mais tout est dans l’effet de levier : aujourd’hui, les plateformes choisissent d’aider en priorité les plus gros éditeurs, ceux qui ont un pouvoir significatif auprès des politiques. Facebook n’agit qu’en réactions des menaces potentielles sur son business, lesquelles grandissent de jour en jour. Chez Google, les personnes qui dealent avec les médias sont plus convaincues de la nécessité de maintenir un écosystème financièrement sain et diversifié, mais plus on remonte dans le management, plus cette conviction faiblit. (Il y a même chez Google des cadres influents qui estiment que la l’entreprise a beaucoup trop donné à des médias qui lui cracheront toujours à la figure).
6.
La Big Tech est aussi en train d’organiser sa domination des infrastructures numériques. L’heure n’est plus aux projets de science-fiction comme le réseau de ballons de Google (projet Loon) ou les avions solaires de Facebook (projet Aquila) qui ont été abandonnés. Retour au basique avec par exemple la construction, financée par le duopole d’un vaste réseau de câbles sous-marins entre les Etats-Unis et l’Asie dénommé Pacific Line Data Cable Network. Le PLCN porte à 19 le nombre de câbles transcontinentaux actuellement financés par Google, Amazon, Facebook et Microsoft. Dans le même temps, Facebook multipliera les accords avec les opérateurs mobiles nationaux en échangeant la prise en charge d’infrastructures hertziennes de 5G et plus tard 6G.
Au passage, l’acronyme GAFAM risque de s’allonger d’ un “S” comme SpaceX et un “B.O.” comme Blue Origin. Les entreprises spatiales d’Elon Musk et Jeff Bezos sont littéralement en passe de coloniser les orbites basses (où la place n’est pas infinie) avec des dizaines de milliers de satellites pour délivrer de l’internet rapide partout dans le monde, toujours avec la même recette : des investissements énormes permis par un accès à de l’argent pas cher, couplés à la perspective assumée de plusieurs années de pertes. Cette colonisation avance à grand pas (j’y reviendrai dans quelques semaines).
7.
L’éducation ne sera pas en reste. Le fournisseur de cours en ligne Coursera vient en bourse. Le service adresse déjà une clientèle globale de 77 millions d’apprenants et des accords avec 6000 universités et grandes écoles. Dans dix ans, il pourrait aussi parfaitement compléter l’acronyme. Google se lance sur le marché des micro-certifications : l’idée est qu’à des moments-clés de leur vie, les gens auront besoin d’acquérir des compétences dont la demande n’existait pas cinq ans plus tôt avec des cours de première qualité et une certification fiable.
8.
La santé va être boostée, pour le meilleur et pour le pire, par l’exploitation des données collectées par des entreprises ayant des milliards d’utilisateurs. La recherche épidémiologique, les neurosciences, les diagnostics vont connaître des progrès spectaculaires avec inévitablement des progrès sur le cancer et les maladies infectieuses. Mais dans le même temps, l’analyse fine des risques individuels ira à l’encontre de la mutualisation des systèmes de santé, avec comme philosophie, “la santé n’est pas un droit, elle s’achète”, qui va creuser les inégalités comme on le voit aux Etats-Unis. Même pour les welfare states, il sera difficile de résister.
. . .
Sans même céder à la haine craintive qui domine le débat en France, le scénario d’un monde littéralement subventionné par les multinationales de la technologie est de plus en plus plausible.
Sans cela l’exercice ne serait pas drôle, mais il est évident que de multiples facteurs peuvent bouleverser ce schéma : une résurgence de l’inflation avec une remontée des taux d’intérêt qui va renchérir le coût du capital, une action forte et concertée des régulateurs européens et américains pour calmer ces appétits, une interférence chinoise de nature inconnue (allant d’une globalisation des services numériques à une attaque sur Taïwan, donc une prise de contrôle d'approvisionnements-clés en composants). Sans même prendre en compte une éruption solaire, une cyber-attaque globale et incontrôlable, une nouvelle pandémie plus méchante encore…
L'incertitude reste le charme de la prédiction.
— frederic@episodiqu.es
Le sottisier du numérique de la semaine
Les “suprémacistes numériques”
Ce vendredi, le sottisier revient Tarik Krim (qu’on aime bien comme un vieil oncle radoteur) avec l’utilisation du terme “suprémaciste numériques” dont Cédric Villani serait l’allié (là-dessus, je n’ai pas d’avis) :
Pour qu’on se comprenne bien avec l’ami Tariq, les "Suprémacistes numériques" comprennent-ils les gens qui travaillent sur:
L'imagerie médicale et les IA qui permettront des diagnostics plus sûrs accessibles au plus grand nombre ?
La 5G qui favorisera la télémédecine dans les zones reculées ? (et aussi le “porno dans l’ascenseur”, je sais)
Les "smart grids" qui permettront de réduire la consommation d'énergie des villes?
Les constellations de satellites qui permettront au Bangladesh de mieux gérer ses innondations pour un dixième du coût d’il y a cinq ans ?
Les progrès de la simulation qui permettent de développer des nouveaux matériaux ?
Les recherches sur l'ARN messager qui dépendent largement de ces horribles "équations" et du séquençage génétique ?
Le search qui donne un accès sans précédent au savoir global ?
Wikipedia ?
Coursera et l'enseignement à distance qui donnent accès aux meilleurs cours du monde ?
Les alternatives à la consommation de viande ?
Les réacteurs nucléaires du futur, safe et peu polluants, mais qui ne verront le jour qu’aux prix de massives simulations ?
La lutte contre la misinformation (avec des projets comme le mien dont le modèle de deep learning et ses 250 millions de paramètres tournent sur Google Cloud) ?
Parce que, tout cela repose sur des équations, des algortithmes, parfois du machine learning —lesquels succombent souvent à des excès et des usages abusifs, nous sommmes d’accord.
Perso, je ne me suis jamais senti “supremacistes” par rapport à quoi que ce soit, mais là, j’ai besoin de me situer et de savoir si mon éthique personnelle est définitivement diluée dans des 0 et 1 .
Je m’inquiète car je dois confesser que je me sens plus Boston Dynamics que chiottes à la sciure.