Ces podcasts longs qui cassent la baraque
Produire des podcasts de plusieurs heures sur un même sujet semble a priori une idée contre-intuitive. Des réussites spectaculaires démontrent pourtant la pertinence du concept.
• • • La version bullet points :
• Acquired produit une fois par mois un podcast de plusieurs heures consacré à une grande entreprise internationale : son histoire, ce qui fait qu’elle est unique, sa stratégie.
• Chaque épisode est aussi riche que les meilleures enquêtes de la presse économique et financière. Il réclame des centaines d’heures de recherche à ses deux auteurs.
• L’audience et les revenus sont au rendez-vous : Acquired est sans doute le producteur audio le plus rentable au monde (surtout avec deux personnes aux commandes).
• Cette appétence avérée pour les grands formats audio de qualité est rassurante dans la conjoncture difficile des médias.
• • • La version Longue
Il m’a fallu un long trajet la semaine dernière entre Santa Fe (Nouveau-Mexique), Albuquerque, Atlanta et Paris pour venir à bout d’un podcast passionnant consacré à Renaissance Technologies. Sa durée : 3 heures 10 minutes. Il est produit par Acquired un producteur audio américain qui défie les normes du genre.
Ses auteurs, Ben Gilbert (34 ans) et David Rosenthal (39 ans), ont passé des centaines d’heures à chercher tout ce qu’ils pouvaient sur RenTec, nourrissant leur récit d’interviews, d’analyses pointues, de calculs sur Excel, pour comprendre la stratégie du fonds. On apprend énormément. Le transcript de leur émission fait l’équivalent de 130 feuillets et contient des centaines de chiffres et données factuelles. Un superbe travail journalistique, équivalent des meilleures enquêtes que l’on peut trouver dans la presse économique.
Il faut dire que le sujet pris en exemple pour ce post se prête à la saga. RenTec est le fonds d’investissement le plus performant au monde. Son portefeuille principal, le Medallion Fund, a généré un rendement annuel brut de 68% (40% net de commission) sur une période de… 34 ans, sans jamais perdre un centime.
RenTec est un fond quant qui a développé une technologie unique pour discerner des opportunités de marché par l’analyse en temps réel de milliards de “signaux” économiques et financiers. Du machine learning bien avant la lettre. RenTec est un des fonds les plus secrets au monde. Très peu de choses ont filtré sur ses méthodes. Seuls existent un livre de référence The Man Who Solved the Market: How Jim Simons Launched the Quant Revolution et donc aujourd’hui le podcast Acquired. Mon attention sur RenTec avait été attirée par deux investisseurs de San Francisco qui tentent de répliquer le principe de ce hedge fund à l’investissement dans des startups (je ne désespère pas de leur faire raconter leur histoire dans Episodiqu.es).
Revenons au sujet.
Acquired repose aussi sur un minutieux travail de production : les auteurs ne se contentent pas de lire leur texte, ils discutent entre eux sur la base d’un script qui est pour l’essentiel un aide mémoire rassemblant une multitude de faits et chiffres, ils s'interrompent, plaisantent. Ce n’est pas du France Culture. Chaque épisode nécessite un énorme travail de montage où tout est mis en œuvre pour maintenir l’attention de l’auditeur.
Les auteurs ont appliqué leur recette à des grandes entreprises (Starbucks, Visa, Microsoft, Nvidia, Novo Nordisk, Nike, Porsche) avec des hits comme les épisodes sur Hermès et LVMH dont les stratégies sont décortiquées dans le moindre détail. Acquired, c’est de la haute couture là où le marché du podcast est saturé par la fast fashion. D’ailleurs, Gilbert et Rosenthal, qui habitent respectivement à Seattle et San Francisco, ne produisent que 12 épisodes par an. A chaque fois, les audiences explosent, comme le montre cette courbe des téléchargements extraite d’un excellent article du Wall Street Journal :
Cet investissement paie. Les résultats économiques sont à la mesure du succès d’audience et d’estime car Acquired est devenu un must-listen chez les cadres dirigeants. Il est n°1 du palmarès d’Apple Podcast avec, le mois dernier, plus d’un million d’écoutes cumulées, chaque épisode générant aujourd'hui plus de 500 000 téléchargements, la part des archives comptant pour 40% de l’audience.
Selon le Wall Street Journal, Acquired facture entre 400 000 et 600 000 dollars par lot de quatre épisodes récents et 40 000 dollars par mois pour une présence sur les émissions archivées —de l’avantage d’avoir du stock : Acquired a mis presque dix ans avant de décoller. Ici pas d’interminables tunnels où l’animateur vante les mérites d’un matelas ou d’un complément alimentaire, comme c’est le cas pour l’auteur à succès Tim Ferris (on a mal pour lui à l’écouter son boniment). L’unique sponsor des récents épisodes d’Acquired est JP Morgan Chase, c’est plus classe. Au total, ce que ses créateurs qualifient de “livre audio conversationnel” (pas mal comme concept) part du principe que le business est un gisement d’histoires formidables. L’affaire dégage tellement de cash que Gilbert et Rosenthal ont créé un fond d’investissement, Acquired Capital, qui vient de lever 30 millions de dollars.
Qu’on me cite, dans un groupe de média, une seule business unit qui, avec deux personnes, ait de telles performances…
La réussite d’Acquired est un cinglant démenti aux éditeurs de presse qui considèrent que les podcasts n’ont pas de business model et qu’il faut malgré tout en passer par là pour prétendre avoir une offre complète. Cette absence de conviction, fréquente côté éditorial comme côté marketing, tend à tirer le concept vers le bas avec des formats souvent courts, sans beaucoup de moyens, comme si on craignait d’importuner l’auditeur dont il est plus tentant d’exploiter l’immaturité que l’intelligence. Or, celui-ci exprime de plus en plus fréquemment son désir d’avoir des contenus d’une plus grande qualité et plus ambitieux.
Autre exemple qui capture beaucoup de mes insomnies et de mes trajets, le podcast de Lex Fridman, physicien de formation passé par le MIT. Il n’hésite pas à faire des interviews de plusieurs heures, avec pourtant des questions posées sur un ton monocorde qui donne l’impression qu’il est sous prozac. Mais la qualité des interviewés et la profondeur des discussions a fait son succès. Son spectre est large : pour ne citer que deux épisodes passionnants, celui avec Kevin Spacey interviewé pendant plus de deux heures ou un autre avec Marc Raibert, un des plus grands roboticiens américains, cofondateur de Boston Dynamics. Depuis 2018, Fridman a enregistré 432 épisodes. Sur la seule plateforme YouTube, il compte 4 millions d’abonnés et chaque épisode fait entre 600 000 et 2 millions de vues —pour des segments de parfois trois ou quatre heures.
Cette appétence pour le format long, les grandes histoires, les interviews approfondies, et le fait qu’un business model solide puisse y être attaché est rassurante pour les médias. La brièveté et la superficialité des formats n’est pas une fatalité. Parmi les médias que je consomme régulièrement, la plupart ont en interne les talents nécessaires au développement de cette activité lucrative et valorisante. Now do it folks!
— frederic@episodiqu.es