Ce que le meurtre de Brian Thompson dit de l’Amérique d’aujourd’hui
L'assassinat du PDG de UnitedHealth Group mercredi dernnier, est une parfaite photographie de l’Amérique contemporaine : ultra-violence, rage des laissés-pour-compte face à un système inique.
• • • La version bullet points :
• Mercredi dernier, un homme abat de sang-froid l’une des figures de l’industrie de la santé américaine, signant son crime avec une apparente dénonciation du système.
• Non seulement le crime ne suscite qu’une maigre compassion, mais le public fait preuve de compréhension pour le meurtrier (toujours en fuite), suscitant la sidération des élites économiques et politiques.
• Cet assassinat pourrait relancer le débat sur la nécessaire réforme du financement de la santé américaine, un des plus coûteux et des plus inéquitables parmi les pays industrialisés.
• • • La version Longue
L’assassinat de Brian Thompson, PDG du géant de l’assurance-santé américain UnitedHealth Group est un condensé des dérives d’un système que personne ne parvient à réformer. Les circonstances du crime, ses motivations (ce que l’on en sait), et surtout les réactions qu’il suscite aux Etats-Unis vont de l’indignation — “Il faut protéger nos dirigeants des dingues en liberté” — à une forme carnassière d’approbation populaire — “Thompson a eu ce qu’il mérite, il est l’incarnation de la cupidité du système qui prive tant d’Américains de l’accès aux soins”. Violence extrême de l’acte, outrance dans ses justifications, qui laissent tétanisées des élites qui s’insurgent, “Comment ces gueux osent-ils se rejouir de l’assassinat d’un remarquable dirigeant?”. Rien ne manque à cette séquence.
Retour sur les faits. Mercredi matin, à 6h44, Brian Thompson s’apprête à entrer dans l'hôtel Hilton de Rockefeller Center sur la 6e Avenue, au coeur de Manhattan. Il doit préparer une réunion d’investisseurs qui débute à 9h00. A quelque pas de l’entrée, un homme qui le guettait lui emboîte le pas, sort un pistolet muni d’un silencieux, et calmement, abat Thompson de plusieurs balles. L’assassin s'enfuit à vélo vers Central Park. On perd sa trace à une gare routière au nord de la ville. La police affirme l’avoir identifié grâce aux caméras de surveillance, mais le pays est vaste.
Rapidement, le NYPD exclut la piste d’un déséquilibré. Le meurtre a été prémédité et bien préparé. Sur place, les enquêteurs découvrent deux douilles sur lesquelles le meurtrier a inscrit au marqueur Deny, Defend, Depose. Comme le note sobrement le Wall Street Journal, “Cela évoque le cri de ralliement de tous les mécontents du système de santé américain”.
Et c’est là où le sujet devient intéressant en raison de ce qu’il dit sur l’Amérique actuelle. Le système de santé américain est une horreur. Il est le produit de tous les travers du pays : une délirante obsession méritocratique — “Non, la santé n’est pas un droit, elle se mérite”, ai-je souvent entendu —, le cynisme corporate poussé à l’extrême, et une gestion administrative d’un autre âge.
Un post entier ne suffirait pas à mentionner les exemples dont j’ai été témoin. Echantillon :
• Quelques semaines avant son accouchement, une amie professeur d’université m’appelle en larmes et m’explique qu’elle vient de réaliser que son contrat ne couvre qu’une petite partie des frais médicaux à venir (elle n’est pas encore titulaire). Le problème se résoudra au prix d’un énorme stress et d’heures passées au téléphone.
• Une connaissance dans la Silicon Valley dont l’épouse arrive également au terme de sa grossesse raconte : pourvu d’un contrat d’assurance-santé correct, sans plus, il avait trouvé une clinique locale qui lui proposait un package à 40 000 dollars — à condition qu’il ny’ ait pas de complications, une somme pour l’essentiel à sa charge. Quelques jours avant la date fatidique, il trouve une autre clinique, de l’autre côté de la Baie à 60 kilomètres, qui lui propose le même service pour 25 000 dollars. Juste avant l’accouchement avant de prendre la route, il appelle la première clinique pour tenter une négo, à tout hasard. L’opératrice le met brièvement en attente avant de lui annoncer “OK, on s’aligne, on vous attend”.
• Autre exemple raconté par un proche : une soirée aux urgences de l'hôpital de Stanford. Auscultation, CT scanner, intraveineuses ; arrivé à 21h, sorti à minuit. Coût : 9000 dollars. Quelques semaines plus tard, visite de contrôle chez un ORL : auscultation sommaire expédiée en moins de dix minutes : 800 dollars. (Dans les deux cas, son assurance a payé l’essentiel).
• Une amie m’a raconté avoir eu une grossesse difficile avant d’accoucher d’un grand prématuré. Facture : plus d’un million de dollars ; son employeur — un grand média de la côte Est — a pris en main la négociation multipartite et la jeune mère n’a eu qu’à payer une petite partie (non sans devoir contracter un prêt).
• Ce système infernal nourrit le système légal. A Palo Alto, je passais souvent devant un cabinet d’avocats spécialisé dans les dommages corporels. La voiture de l’un d’eux avait sur sa plaque d’immatriculation : ISUE4U (I sue for you, je vais au tribunal pour vous). A la même époque, je rencontre une Français qui, quelques années plus tôt, s’était fait percuter par un chauffeur Uber alors qu’il était à vélo dans une rue de San Francisco. Graves blessures, chirurgies ; entrepreneur, il est alors mal assuré et a doit faire face à une facture de 400 000 dollars. Il prend un avocat qui obtient le règlement des frais et qui lui dit : “Maintenant on va lui demander des dommages punitifs ! On va le saigner jusqu’au dernier cent ! —Non, répond la victime, j’ai remboursé mes frais médicaux, je n’ai pas envie de ruiner la vie de ce chauffeur Uber…”
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Un système caricaturalement inégalitaire
Voici quelques chiffres-clés :
• 26 millions de personnes n’ont aucune assurance-santé
• Chez les actifs, le taux est de 11% soit 37 millions de personnes.
• Le taux de non-assurés est de 25% chez les Hispaniques
• Entre 40% et 45% des Américains ont une couverture insuffisante et peuvent se trouver du jour au lendemain dans une situation catastrophique.
(Source : Peter G. Peterson Foundation)
Sur un plan macroéconomique, le système sous-performe gravement:
• En 2023, les dépenses de santé aux Etats-Unis représentaient 16% du PIB, contre 13% pour l’Allemagne, 11% pour le Japon et 9% pour la France. La moyenne mondiale est de 9%. (Sources : Dress, OCDE)
• Et ça ne va pas aller en s’arrangeant : le British Medical Journal estime qu’en 2032, les Etats-Unis dépenseront 20% de leur PIB dans la santé… contre 6% en 1970.
En revanche, le secteur médical privé se porte à merveille, avec des profits qui devraient atteindre cette année 198 milliards de dollars pour les providers (le système de soin) et 117 milliards pour les différents assureurs.
Dans ce contexte, UnitedHealth Group que dirigeait Brian Thompson a d’excellents résultats avec 371 milliards de dollars de chiffres d’affaires et 22 milliards de profit en 2023 ce qui le place en tête du secteur avec un titre qui a décuplé en 10 ans.
Pour préserver leurs marges, les assureurs ajustent les entrées et les sorties avec deux curseurs : privilégier les clients qui paient de grosses primes et sont peu consommateurs de soins quitte à exclure les personnes à risque. Second levier : être le plus restrictif possible pour les remboursements qui sont accordés au coup par coup. Car, sauf urgence vitale, c’est le médecin ou l'hôpital qui contacte l’assureur pour lui demander s’il rembourse tel ou tel traitement ou procédure. Cela se traduit par des situations individuelles terribles où un patient réalise qu’il n’a pas accès à telle thérapeutique, sauf à payer de sa poche un prix astronomique. Ces milliers de dénis de soins résultent d’un arbitraire total — quand ils ne sont pas la conséquence d’une aberration algorithmique qui obligent parfois les assureurs à de piteuses excuses. Car évidemment cette industrie a recours au pire de l’intelligence artificielle.
Ce système réussit à être honni à la fois par les assurés et les médecins. Selon une étude de l'American Medical Association, 78% des praticiens se sont trouvés dans une situation où la demande préalable auprès de l’assurance s’est traduite par un refus de prise en charge pur et simple et dans 94% de cas, un des soins administrés bien trop tardivement.
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Wall Street et les politiques en panique
L’assassinat de Brian Thompson a été une prise de conscience pour deux catégories largement épargnées par ces turpitudes : les professionnels de la finance et les milieux politques, (gouvernement, parlementaires) de Washington. Tous sont bien couverts.
La bourse a constaté avec inquiétude la conséquence de l’assassinant du PDG de UnitedHealth Group en voyant les titres du secteur chuter :
Le reste des milieux économiques et politiques est en état de sidération face à la violence des réactions du public. Elles sont scrutées comme on regarde une vague géante : sur les réseaux sociaux, zéro compassion populaire pour un dirigeant qui avait pourtant servi de façon exemplaire ses actionnaires. Ce qui domine est une sympathie envers l’assassin perçu comme une victime du système. Le fait qu’il soit en fuite ajoute encore à son côté héros populaire pour reprendre un qualificatif (folk hero) largement employé. Des facétieux ont même eu l’idée de lancer un MemeCoin (une émission symbolique de cryptos portée par un sujet d’actualité) intitulé Deny, Defend, Depose. Sur Facebook, des commentaires ont été fermés.
Alors que les dirigeants de cette industrie détestée entre toutes se précipitent pour renforcer leur sécurité, l’Amérique profonde, vengeresse et délaissée, se saisit du sujet à sa façon : dans la violence et la colère. Mais le sujet est plus que jamais sur la table.
— frederic@episodiqu.es