Ce que la communication de Trump révèle sur sa présidence (1/2)
La façon dont l’exécutif américain gère la crise du “Signal Gate” est révélatrice de sa haine pour les médias classiques, lesquels se défendent avec vigueur.

• • • La version bullet points
• La réaction de l’exécutif américain après l’invraisemblable fuite des détails d’une opération militaire qui se sont retrouvés sur l’application Signal fut agressive voire haineuse à l’égard de la presse.
• Au centre du scandale se trouve le magazine The Atlantic et son rédacteur en chef Jeffrey Goldberg dont la gestion a été exemplaire.
• Plutôt que d’en tirer les conséquences, la Maison Blanche va accentuer sa défiance vis-à-vis des grands médias américains, et parier sur l’énorme audience de ceux qui lui sont acquis.
• • • La version longue
Dans un monde normal, les suites du scandale de la fuite d’une opération militaire auraient été gérées selon les canons de la communication de crise :
Reconnaître très vite la nature et surtout l’ampleur de l’incident, et ce de la façon la plus précise possible.
Endosser la responsabilité, sans défausse, ni tergiversation.
Sur-corriger le problème au vu et au su de tout le monde, et quoi qu’il en coûte, avec une série de décisions fortes, prises rapidement.
Ce modus operandi est assez connu. Il a été rappelé ces jours derniers par Scott Galloway, ex-professeur de marketing à NYU dans son podcast Pivot.
Appliqué au “Signal Gate” cela aurait donné ceci :
“Les détails techniques d’une opération militaire conduite par le US Central Command au Yémen se sont retrouvés dans un groupe de discussion privé sur la messagerie Signal à laquelle a malencontreusement eu accès un journaliste de The Atlantic. Il s’agit là d’une négligence inacceptable, ce type d’échange devant se faire uniquement sur des réseaux de communication hautement sécurisés et approuvés par le gouvernement. Ces manquements sont graves et j' en assume l’entière responsabilité ”. [Signé, par exemple, le secrétaire à la Défense Pete Hegseth ou le conseiller à la Sécurité nationale Mike Waltz].
Cette communication aurait été accompagnée d’une série de mesures d’urgence : transparence absolue sur le déroulé de l’incident ; enquête interne sur les pratiques de communication au sein du renseignement américain ; des RP détaillant les outils parfaits mis à la disposition des hauts responsables américains pour échanger des informations critiques ; une mesure symbolique comme l’obligation faite aux officiels de retirer toutes les applications commerciales de messagerie de leur téléphone professionnel ; le rappel qu’aucun soldat n’a été mis en danger par cette fuite insensée (ce qui se discute) ; et une reconnaissance du professionnalisme du directeur de la rédaction de The Atlantic qui a pris soin de retirer les éléments tactiques trop précis.
S’en serait suivi une session un peu déplaisante devant le Congrès où les fautifs auraient fait amende honorable, invoqué l’urgence, la précipitation — bref, le facteur humain. Puis on serait passé à autre chose.
Au lieu de ce playbook simple : l’administration a minimisé l’affaire ; la directrice du Renseignement Tulsi Gabbard s’est empêtrée devant les parlementaires qui s’en sont donnés à cœur joie (alors que cette ancienne colonel de l’armée de terre aurait pu mettre à profit sa double stature pour prendre de la hauteur). Quant à Donald Trump, il a déployé sa rhétorique habituelle, estimant que “[la presse] fait tout un foin de cette affaire parce que nous avons eu deux mois parfaits”.
• Mais l’offensive la plus sidérante fut celle de Mike Waltz, le conseiller à la sécurité nationale qui, sur Fox News, tout en reconnaissant sa responsabilité, a insinué que Jeffrey Goldberg se serait infiltré sciemment dans le groupe Signal :
“Je viens de parler à Elon [Musk] et nous avons les meilleurs techniciens qui regardent ce qui s’est passé. En tout cas, je peux vous assurer que je ne connais pas ce type [Jeffrey Goldberg de The Atlantic]. Je le connais par son horrible réputation, car c’est le fond de la crasse des journalistes. Je sais qu’il déteste le président. Mais je ne le connais pas, je n’ai jamais échangé avec lui, il n’est pas dans mon téléphone”. Ce dernier point est difficile à croire puisque c’est Waltz qui a ajouté le journaliste au groupe Signal.
• Jeffrey Goldberg et son journal sortent, eux, grandis de cette misérable affaire. Le patron du mensuel a traité au mieux cette incursion involontaire dans une opération militaire. Il s’est de lui-même retiré du groupe Signal, a contacté la CIA pour vérifier le contenu de l’échange, acceptant de ne pas publier des éléments trop sensibles pouvant mettre en danger des soldats chargés de l’attaque contre les Houthis. Les critiques de l’administration Trump sur son journal l’amusent. “Depuis huit ans, Donald Trump clame que le magazine est au plus mal. La vérité est que nous avons doublé de taille depuis son premier mandat. Je plaisante souvent en disant que Trump est notre vrai directeur des ventes…” L’an dernier, The Atlantic a passé le cap du million d’abonnés payants, 44% optant pour la formule combinée print + digital. Son chiffre d’affaires — 100 millions de dollars — a augmenté de 10% en 2024. Il est l’un des rares dans sa catégorie à avoir vu son audience augmenter malgré une hausse de ses tarifs d’abonnement.
Goldberg est un journaliste de grande classe, spécialiste de sécurité nationale et plus particulièrement d’Israël (voir son portrait dans The Guardian). Depuis dix ans, il dirige le mensuel, propriété de Lauren Powell Jobs, la veuve du fondateur d’Apple. En 2019, celle-ci a acquis 70% du capital pour plus de 100 millions de dollars ; puis elle a consenti un solide investissement dans l’éditorial avec l’embauche de 50 journalistes, opéré un recentrage de la marque sur son cœur d’activité, et licencié 68 personnes. Commentant la communication de l’exécutif, Goldberg rappelle les principes du trumpisme : “Toujours s’en prendre au porteur du message, ne jamais admettre quoi que ce soit, ne jamais expliquer, ne jamais s’excuser, simplement en rajouter encore et encore”.
• Au quotidien, cette doctrine se déploie uniquement sur des médias choisis pour leur révérence aux propos présidentiels : c’est en premier lieu la chaîne Fox News qui est devenue le passage obligé pour suivre les spasmes de l’administration Trump et évidemment, les multiples podcasts toujours complaisants, distribués selon un large spectre couvrant les éditorialistes de droite, les journalistes ouvertement militants, jusqu’aux poujadistes d’extrême droite comme Joe Rogan.
Leur puissance combinée est énorme : sur trois jours, ces seuls médias affiliés à la présidence Trump ont totalisé entre 800 000 et 1,2 million de vues sur YouTube, là où un média classique — une chaîne de TV mainstream ou une agence de presse — dépasse rarement les 50 000 vues par segment. Le décompte précis est difficile à faire, mais la “pression” médiatique des médias militants est de l’ordre de 5 à 10 fois supérieure à celle des grands organes de presse américains. Trump a donc bien “ses” médias et il peut faire un bras d’honneur aux autres en les ignorant ou en leur interdisant l’accès à la Maison-Blanche (ce qui ne s’est jamais vu).
Pire que la gestion du Signal Gate est la communication sur DOGE, le département de l’efficacité gouvernementale mené par Elon Musk. J’y reviendrai dans un prochain Episodiques, en détaillant cette guerre de la communication :
➔ Les conséquences catastrophiques des outrances chimiquement pures de Musk
➔ La correction de trajectoire de ces derniers jours avec une “comm” plus soft et surtout plus pédagogique (à condition que le volcanisme d’Elon ne gâche pas tout)
➔ La stratégie éditoriale du magazine Wired qui offre la meilleure couverture de DOGE.—
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Ces derniers temps j’ai un peu abusé du principe d’irrégularité d’Episodiques. La raison est que je suis embarqué dans des projets éditoriaux assez prenants, mais je vais reprendre la une publication plus régulière ce printemps. —
Merci pour votre temps et votre fidélité
frederic@episodiqu.es