#1 - L’enfumage de la “Cour suprême” de Facebook
Le réseau social s’est doté d’un comité des sages resplendissant. Mais ses réels pouvoirs ont été subtilement rognés.
Version longue de ma première chronique parue dans l’Express le 05.11.20
Le calendrier était pourtant bien choisi. A moins de dix jours de l’élection américaine, Facebook devait ripoliner sa terrible réputation de pieuvre autocratique et toxique pour les démocraties, avec le lancement de son super comité des sages. Le Facebook Oversight Board est parqué dans une structure ad hoc, financée à hauteur de 130 millions de dollars (trois fois plus que le budget du CSA).
Sur le papier, c’est l’instance dont Facebook avait besoin pour contrer sa tolérance et son manque d’action face à la déferlante des fausses informations et de la haine en ligne. La genèse du projet remonte au printemps 2018, lorsque le PDG Mark Zuckerberg avait rencontré Noah Feldman, professeur de droit constitutionnel à Harvard, qui lui avait conseillé de se doter d’une instance calquée sur les juridictions suprêmes des états.
La comparaison n’est pas si outrancière : chaque jour les deux tiers des 2,7 milliards de membres de Facebook échangent ou “likent” dans 101 langues à peu près cent milliards d'éléments.
Aujourd’hui, après des consultations et ateliers ayant impliqué 2200 spécialistes dans 88 pays, Facebook et son constitutionnaliste ont livré une architecture juridique s’apparentant, effectivement, à celle d’une Cour suprême ou d’un Conseil d’Etat. 40 personnalités y siègeront à terme dont une prix Nobel de la paix yéménite, une ancienne Premier ministre danoise, des spécialistes de toutes les formes de droit, des défenseurs des droits humains, des journalistes réputés…
Notoriété, diversité, compétence, ce blindage intellectuel est sans faille.
L’heure est maintenant à l’épreuve du feu. Quelle sera la capacité de ce Conseil à imposer ses recommandations? Le premier cas portera immanquablement sur le sujet brûlant de publicité politique. Au début de l’année, Zuckerberg avait statué que les insertions (payantes) des partis ou groupes de pression contenant de fausses informations étaient acceptables. Argument : c’est conforme à la liberté d’expression (1er amendement de la Constitution), et “Facebook n’a pas à s’ériger en arbitre de la vérité”, avait-il dit. Tollé général, tout spécialement dans les pays où Facebook a joué un rôle déstabilisateur dans le processus démocratique.
Que va faire le conseil ? Une fois saisi, il a 90 jours pour se prononcer, et Facebook a une semaine pour obéir.
Mais un énorme nuage persiste. Au contraire de la juridiction suprême d’un état (comme la Cour Suprême américaine avec l’IVG), celle de Facebook n’aura aucune portée jurisprudentielle ! (On peut, sans forcer, y voir une cruciale bataille perdue par les universitaires qui ont planché sur les statuts). Autrement dit : les sages pourront ordonner la suppression d’un contenu spécifique ou le rétablissement d’un autre (comme la photo de la petite vietnamienne brûlée au napalm, éliminée par un modérateur inculte au titre d’une frontal nudity prohibée). Mais le conseil ne pourra qu’émettre des “recommandations” pour que ses tables de la loi interne — les Content Standards — soient pour de bon modifiées. La direction de Facebook promet de prendre “incroyablement au sérieux” les suggestions du comité. Il va bien falloir la croire sur parole. Comme on poserait la main près d’un crotale. —
Update — 21.01.21: Le Facebook Oversight Board a été saisi, ex-post donc, par la direction de Facebook sur la décision de supprimer l’accès de Donald Trump à Facebook et Instagram. Lire le post de Nick Clegg, le directeur des affaires publiques de Facebook (et ancien adjoint du Premier ministre britannique David Cameron).